Marché des saveurs

Zèle administratif contre les producteurs d’alcools artisanaux

lundi 27 février 2006, par François L’ÉCUYER

Depuis la mi-janvier, une quarantaine de producteurs de cidres, vins et autres hydromels du Québec ont perdu leur droit de vente à la Maison des vins et des boissons artisanales du Québec, située au Marché Jean-Talon. La nouvelle interdiction émise par la Régie des alcools, des courses et des jeux du Québec (RACJ), qui met subitement fin à une pratique autorisée depuis 1998, relance le débat sur le manque de volonté politique de soutenir cette industrie florissante, dans un contexte de mondialisation marchande fort peu favorable.

Invité à baptiser, au milieu des années 1980, l’un des premiers vignobles québécois, Gilles Vigneault choisit le nom d’Orpailleur. « Celui qui lave les alluvions aurifères pour en extraire, par temps, science et patience, les palettes d’or qui s’y trouvent [et] qui se souviennent des neiges sous lesquelles elles ont passé l’hiver », écrivait le poète, évoquant ainsi les dures conditions climatiques du Québec pour cette production agricole si capricieuse.

Questionné sur les difficultés rencontrées au cours de cette aventure vieille de plus de 20 ans, Charles-Henri de Coussergues, copropriétaire du vignoble de l’Orpailleur et vice-président de l’Association des vignerons du Québec, souligne que la lutte contre le climat fut bien plus facile que de « se battre contre le législateur pour qu’on nous laisse une place ». Une bataille gagnée en 1998, lorsque la RACJ accorde aux producteurs de boissons alcoolisées artisanales du Québec le droit de vendre leurs produits artisanaux dans les marchés publics, un droit reconnu à tous les autres producteurs agricoles.

Les nombreux accords commerciaux signés par le Canada compliquent grandement la tâche de ces petits producteurs d’alcool. Ces accords internationaux stipulent qu’en aucun cas un producteur local peut être « favorisé » au détriment d’un fournisseur étranger. En vertu du monopole exercé par la Société des alcools du Québec (SAQ), les taxes appliquées à un vin californien, par exemple, doivent aussi l’être à un vin du Québec, peu importe la production dérisoire de la province - une industrie de 15 millions de dollars par année - comparativement aux ventes de la SAQ, qui s’élèvent à 1,334 milliard de dollars annuellement. Pour demeurer compétitif, l’Orpailleur vend sa bouteille 5,05 $ à la société publique, qui la revend 14,05 $ au consommateur. Une perte directe pour le vignoble, les coûts de production revenant à 7 $ l’unité. « Une vitrine moins dispendieuse que les grandes campagnes de promotion », explique M. de Coussergues.

En 1998, la RACJ accorde enfin aux producteurs de boissons alcoolisées artisanales le droit de vendre leurs produits dans les marchés publics, sans avoir à passer par le régime de taxation de la SAQ. Suzanne Bergeron et son époux, Antonio Drouin, convient alors les vignobles et cidreries à former un regroupement de producteurs : la Maison des vins et des boissons artisanales est ainsi fondée au marché Maisonneuve. « Une solution conjointement élaborée avec les représentants de la RACJ », tient à souligner Charles-Henri de Coussergues. Deux ans plus tard, la boutique déménage au Marché Jean-Talon, et s’adjoint le Marché des saveurs, spécialisé dans la vente des produits du terroir québécois. « Il y avait un urgent besoin de point de vente pour les petits producteurs », soulignent Simon Beaudoin et Isabelle Drouin, qui ont adhéré à l’entreprise.

À plusieurs reprises, cette directive de la RACJ est reconduite. Le 22 décembre dernier, les producteurs reçoivent la confirmation que leur droit de vente dans les marchés publics est maintenu pour les deux prochaines années. Seulement, une nouvelle contrainte y est subtilement insérée : que le producteur et/ou son employé peuvent vendre, sans intermédiaire. Contre toute attente, deux inspecteurs débarquent au Marché des saveurs en janvier et demandent à ce que l’ensemble des produits alcoolisés artisanaux soient immédiatement retirés des tablettes.

Cette surenchère administrative fait suite à une plainte déposée à la RACJ, à l’automne dernier, par quatorze détaillants et trois producteurs d’alcool de la région de Québec. Parmi les plaignants, Catherine Hébert, du Domaine Felibre. Elle explique alors au journal La terre de chez nous avoir agi « en solidarité envers les épiciers », dont plusieurs voudraient pouvoir vendre les alcools artisanaux québécois. Une initiative « pilotée par l’Association des détaillants de l’alimentation du Québec, dont font partie Loblaws et Sobeys, qui revendiquent le droit de vendre ces produits-là », déplore Antonio Drouin. De cette manière, les grands de l’alimentation forceraient la RACJ à agir immédiatement et à apporter plus tard des ajustements législatifs à la loi québécoise sur les alcools, dont la réforme est prévue pour l’été prochain.

Pour les propriétaires de la boutique du Marché Jean-Talon, il est clair que « le salut [des producteurs artisanaux] ne passe pas par les grandes surfaces » où les produits de niche (hydromels, vins d’érable et de petits fruits, vins et cidres de glace) développés au Québec « seraient noyés par la compétition mondiale. Il leur faut une stratégie de mise en marché appropriée », explique Simon Beaudoin. De 100 fournisseurs en 2000, le Marché des saveurs et la Maison des vins en ont aujourd’hui 400. « On fait la rotation des produits sur les tablettes. Chaque producteur a les mêmes chances que tout le monde », tient-il à souligner.

La RACJ s’est confondue en explications diverses pour justifier sa décision. Elle a d’abord soulevé le fait que le Marché des saveurs, qui détient un permis d’épicerie, n’est pas autorisé à vendre des alcools artisanaux. Totalement faux, ont répliqué le détaillant et les producteurs, expliquant que le Marché des saveurs est une entité distincte de la Maison des vins. Cette dernière loue des espaces aux producteurs, qui demeurent propriétaires de leurs inventaires, et qui mandatent Antonio Drouin et son équipe pour effectuer les ventes. Une solution beaucoup plus rentable pour les 49 producteurs qui, en se regroupant, n’ont pas à payer autant d’employés pour tenir les kiosques. « De toute façon, il y a une liste d’attente de trois ans pour obtenir un point de vente au Marché Jean-Talon », souligne Charles-Henri de Coussergues. Dernier argument présenté par la RACJ aux producteurs : les 750 000 $ de vente d’alcool de la Maison des vins contreviendraient aux accords commerciaux internationaux.

« On se sent comme des trafiquants », déplore le vigneron, se rappelant les années où, afin d’écouler les stocks, il se voyait contraint de vendre illégalement ses bouteilles dans des ventes de garage en province. Antonio Drouin, moqueur, ajoute qu’il voit mal comment il aurait pu vendre illégalement des vins et cidres québécois... aux ministères de l’Agriculture et des Relations internationales du Québec, « qui viennent régulièrement au Marché des saveurs pour acheter leurs paniers-cadeaux de la période de Noël et les bouteilles pour leurs soirées. En sachant qu’on contrevient aux accords internationaux et qu’on est des délinquants ? ».

« En nous interdisant le droit de vendre dans l’endroit le mieux géré, on nous enlève aussi notre outil de promotion énorme. Quelle belle image que cette boutique reflète pour notre industrie ! », déplore M. de Coussergues. Les pertes entraînées se répercuteront aussi « aux restaurants, aux hôteliers, aux producteurs de fruits, aux artistes » qui bordent la Route des vins et autres sentiers agro-touristiques. « Alors qu’on parle tant de la crise du monde rural, les producteurs du terroir ont démontré, avec beaucoup d’ingéniosité, que l’agrotourisme est une façon de garder nos jeunes, nos couples, en régions. On crée la diversité dans un monde rural qui en a tellement besoin », conclut le vigneron.

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