Vente aux enchères

vendredi 27 février 2004, par Csilla KISS

Elles sont plusieurs dans les bars le long des autoroutes, la démarche aguichante et le regard vide, offrant leur corps pour quelques dizaines d’euros. Elles portent toutes le même nom générique : Natacha. En Europe de l’Est, le trafic de centaines de milliers de jeunes femmes, souvent âgées de moins de 18 ans, représente une des industries clandestines les plus lucratives du monde.

Douze milliards de dollars. C’est l’équivalent des revenus générés par le trafic de femmes, selon les données obtenues par Les Pénélopes, un groupe féministe basé en France. Une industrie qui serait devenue presque aussi lucrative que le commerce de la drogue ou celui des armes à feu.

À la suite de l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, les anciens pays communistes plongèrent dans un marasme économique sans précédent, provoquant la disparition du filet de sécurité sociale. La transformation dramatique du marché du travail a entraîné la féminisation de la pauvreté, poussant de nombreuses femmes vers l’émigration. Dans l’impossibilité d’obtenir un visa, plusieurs d’entre elles se sont adressées à des agences douteuses offrant des emplois dans l’hôtellerie et dans les bars, leur faisant miroiter une vie meilleure dans cette Europe de l’Ouest dont plusieurs rêvent. Pour ces femmes, ces « opportunités » se sont transformées en cauchemar et elles subissent maintenant les pires formes d’exploitation sexuelle.

Certaines se retrouvent même dans des « centres de formation » où le viol et autres formes de violence physique sont pratiqués pour assurer leur soumission. Ensuite, elles sont vendues à des hommes, parfois dans des marchés sous forme d’« encan ». Le Arizona Market, en Bosnie, est l’un des plus importants marchés aux enchères des Balkans. Un marché où l’on retrouve, à côté de parfums à prix réduits, de whisky et d’armes à feu, des femmes que l’on inspecte avant achat. Leurs prix peut varier entre 500 et 2000 euros. Les « propriétaires » font ensuite travailler ces femmes, parfois jusqu’à 15 heures par jour, leur donnant un maigre salaire et encaissant le reste des profits. Environ 500 000 femmes de l’Europe de l’Est et des pays de l’ex-URSS se prostituent sur le territoire de l’Union européenne (UE) chaque année, selon le quotidien français Le Monde.

Une histoire de femmes

Même si la prostitution masculine est à la hausse, le problème touche en très grande majorité les femmes. Mais en entrevue, Malin Bjork, coordonnatrice au Lobby européen des femmes, une coalition d’organisations non-gouvernementales située à Bruxelles, affirme que « l’industrie du sexe n’est pas seulement sexiste. Avec l’essor de la mondialisation, elle est devenue également raciste ».

En effet, le continent européen est dorénavant divisé entre les pays « fournisseurs » (tels la Russie, l’Ukraine, la Roumanie), les pays de transit (notamment l’ex-Yougoslavie, la Hongrie et la Pologne) et les États destinataires (comme certains pays de l’Europe centrale, l’Allemagne, la France et l’Italie). Selon le Lobby européen des femmes, jusqu’à 70 % des prostituées en France sont étrangères, alors qu’en Allemagne et en Autriche, ces chiffres atteignent respectivement 80 et 90 %.

Les politiques restrictives en matière d’immigration, adoptées par divers gouvernements de droite de l’UE, ont un impact négatif sur le trafic des femmes. En mai prochain, dix nouveaux pays, dont plusieurs de l’Europe centrale, feront partie de l’UE. Mais les citoyens de ces nouveaux pays membres devront attendre sept ans avant d’obtenir le droit de travailler dans tous les pays de l’Union européenne. Une seule exception : la Hollande. Les femmes de ces pays auront désormais la possibilité d’obtenir des permis de résidence au Pays-Bas, à condition d’y travailler en tant que professionnelles indépendantes dans le domaine de la prostitution. Dans un tel contexte, le trafic des femmes devient, pour plusieurs gouvernements européens, un problème relié à l’immigration illégale, plutôt qu’à une violation des droits humains. Une approche contestée par plusieurs groupes de la société civile internationale.

De son côté, Jivka Marinova, directrice de l’organisme Éducation, recherche et technologie pour le genre en Bulgarie, rappelle que certains gouvernements des pays d’Europe de l’Est ont aussi leur part de responsabilités dans la prolifération du trafic des femmes. Jointe par téléphone, elle affirme que « la dégradation du niveau de vie dans les pays post-communistes est également le résultat d’une transition vers une pseudo démocratie et une pseudo économie de marché hautement contrôlée par les oligarques, souvent avec l’appui de l’État ». Cette configuration a donné naissance à de nombreux réseaux commerciaux qui opèrent souvent sous la protection de forces de l’ordre corrompues.

Selon Dominique Foufelle, membre des Pénélopes, les conflits armés favorisent aussi cette « industrie » : « Là où il y a des soldats, y compris des forces de la "paix", il y a des bordels. La paupérisation croissante des femmes "l’approvisionne", le culte du profit la légitimise. » Le Arizona Market en est un bon exemple.

Légaliser ou criminaliser ?

En matière de prostitution, deux courants législatifs se font compétition en Europe. Certains pays, dont l’Allemagne et les Pays Bas, prônent la légalisation de cette pratique. Par contre, dès 1999, la Suède a opté pour la criminalisation de l’acheteur, loi fondée sur la conviction que la vente de services sexuels représente un contrat inégal entre l’homme et la femme.

Selon plusieurs, la légalisation de la prostitution ne ferait qu’empirer la situation. Le commerce du sexe risquerait de s’étendre davantage aux industries connexes, notamment les compagnies aériennes, les chaînes hôtelières internationales et toutes les gammes de services reliés à l’industrie touristique.
L’expression « le plus vieux métier du monde » attribue une certaine fatalité à l’existence de la prostitution. « Mais si l’exploitation sexuelle existait au cours des siècles précédents, affirme Dominique Foufelle, il ne faut pas la tolérer pour autant ! » Elle rappelle que sa réduction n’est possible qu’à l’aide d’un amalgame de mesures, qui comprend la création d’alternatives économiques réduisant la pauvreté, l’adoption de législations promouvant la dignité humaine ainsi que la socialisation et l’éducation de la population favorisant l’émergence d’une culture égalitaire entre femmes et hommes.

Csilla Kiss, collaboration spéciale


L’auteure est agente de projets pour l’Europe de l’Est à Alternatives.

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