Le compromis porte sur les points suivants : la composition du gouvernement, la loi électorale et l’élection d’un nouveau président.
Le compromis sur la composition du gouvernement a permis à l’opposition d’obtenir le tiers plus un des sièges du Conseil des ministres, ce qui lui permet de bloquer certaines décisions importantes qui nécessitent une majorité des 2/3 des ministres. L’importance de ce compromis vient du fait que la Constitution libanaise reconnaît dans son préambule la nécessité d’une gestion par consensus entre les grandes communautés et non par majorité simple, et précise même que toutes les communautés doivent être représentées tant au Parlement qu’au Conseil des ministres. Or, depuis la défection de trois ministres, qui ont quitté l’opposition et rejoint la majorité gouvernementale, l’opposition, avec 45 % des députés, n’avait plus le pouvoir de se faire entendre sur les grands enjeux nationaux.
Ces enjeux comprennent trois points majeurs : a) les relations tendues avec la Syrie, exacerbées notamment par le déploiement d’observateurs internationaux sur la frontière entre le Liban et la Syrie ; b) la loi électorale ; c) la question de l’armement de la résistance au Sud-Liban. L’opposition demandait donc d’avoir le tiers plus un des positions ministérielles, de façon à ce que les décisions d’importance stratégique majeure ne soient pas prises à l’encontre des intérêts et de l’opinion d’une partie importante de la société libanaise. Un des arguments majeurs (outre son triomphe par les armes sur le terrain) était que la majorité actuelle pourrait elle-même se retrouver dans l’opposition lors des prochaines élections, et qu’elle aurait donc intérêt à être protégée par cette même disposition.
Le compromis adopté sur la loi électorale stipule un retour à la loi de 1960, avec des amendements mineurs. Cette loi réduit la taille des circonscriptions électorales actuelles. De grandes circonscriptions selon un système majoritaire à un seul tour, fondé sur des quotas par groupe confessionnel, avaient pour effet qu’une majorité confessionnelle dans une circonscription donnée pouvait déterminer le résultat des élections, y compris concernant les députés des autres groupes confessionnels. De cette façon, des minorités électorales importantes n’étaient aucunement représentées au Parlement. Le nouveau système permettrait une adéquation plus grande entre la volonté des électeurs et les résultats électoraux. Ce sont les grandes circonscriptions qui ont entraîné une polarisation confessionnelle extrême, car ils rendaient presque obligatoire l’homogénéité dans chaque groupe, renforçant ainsi le pouvoir des chefs confessionnels et rendant la dissidence à l’intérieur du groupe confessionnel plus difficile et plus coûteuse pour les contestataires.
L’élection d’un nouveau président était dans une impasse depuis novembre, parce que l’opposition exigeait un règlement global sur les deux autres points en litige expliqués précédemment pour donner son accord, tandis que la coalition gouvernementale souhaitait l’élection du président sans condition. Le compromis ayant réglé les deux premiers points, le général Michel Sleimane a finalement été élu le 25 mai.
Pourquoi a-t-il été difficile d’en arriver à ce compromis ?
La configuration des forces sur le terrain libanais est la suivante. Le Hezbollah a acquis une légitimité nationale du fait de sa résistance à l’occupation israélienne qui s’est terminée en 2000, de sa résistance durant la guerre de l’été 2006 et enfin, de ses prises de position plus nationales qu’islamistes, qui lui ont permis de faire des alliances : avec le mouvement du général Michel Aoun, représentant une majorité des forces chrétiennes, avec Suleiman Frangié, un des chefs importants parmi les chrétiens libanais, avec Omar Karamé, ex-premier ministre, avec les chefs druzes Talal Arslan et Wi’am Wahhab, avec des dissidents de la branche locale des Frères musulmans (sunnites) et avec le député nassérien Oussama Saad. Ces alliances étaient donc larges et rejoignaient tous les groupes confessionnels libanais, mettant le Hezbollah au cœur d’un front pan-libanais et réduisant du même coup l’aspect confessionnel de la confrontation avec la coalition gouvernementale.
Le rôle du Hezbollah dans la résistance à Israël a suffi à la Maison-Blanche pour le classer comme « groupe terroriste » et pour que d’autres pays lui emboîtent le pas. La plupart des pays européens ne le classifie pas comme groupe terroriste. La Grande-Bretagne considère que sa branche armée est terroriste, mais que sa branche politique ne l’est pas, et que le Hezbollah est donc un interlocuteur légitime. Le Parlement canadien a classé en 2002 le Hezbollah parmi les groupes terroristes après que de fausses informations eurent été reprises par plusieurs organes de presse du groupe Canwest. Le Parlement canadien n’a pas révisé sa position quand il est apparu que ces informations étaient erronées.
Ces considérations indiquent l’importance du désarmement du Hezbollah pour Israël et pour les États-Unis. La résolution 1559 du Conseil de Sécurité en 2004 est le reflet de cet objectif stratégique. Elle vise à priver le Hezbollah de ses moyens d’action et à priver du même coup le Liban de tous ses moyens de défense face à Israël. Les pressions des États-Unis sur le gouvernement de Fouad Siniora ont fini par porter fruit. Le 6 mai dernier, Siniora décide de démanteler le réseau de communication du Hezbollah, de poursuivre les responsables de son installation et de destituer le chef de la sécurité de l’aéroport de Beyrouth, le brigadier Wafiq Choucair. Ce réseau de communication fermé était un élément stratégique de la résistance du Hezbollah, car Israël n’avait pu le pénétrer durant la guerre de l’été 2006. Son démantèlement annoncé répondait à une commande américano-israélienne et constituait un danger majeur pour la résistance. Quant à la destitution de Choucair, elle avait deux conséquences. Au plan politique, elle signalait que tout officier proche de l’opposition était désormais vulnérable. Sur le plan militaire, la proximité de l’aéroport avec la banlieue Sud signifiait que la sécurité de l’opposition, et en particulier celle du Hezbollah, était désormais menacée, du fait que des forces qui lui sont hostiles auraient un accès immédiat à sa base dans la banlieue Sud de Beyrouth.
Pourtant, le gouvernement libanais actuel avait formellement reconnu, lors de sa Déclaration ministérielle, que le Hezbollah était une résistance légitime et non pas une milice, et avait conclu que la résolution 1559 ne s’appliquait pas. Les décrets gouvernementaux du 6 mai étaient donc le signal que la chasse au Hezbollah était sur le point de commencer, ce qui risquait de provoquer une guerre civile. Cette confrontation avec le Hezbollah se situait aussi dans une stratégie d’exacerbation des clivages sunnites-chiites, mise en œuvre en Irak, avec l’appui saoudien, jordanien et égyptien. Or les milices progouvernementales (celle du Mustakbal de Hariri et du PSP de Walid Jumblat), entraînées en Jordanie et en Égypte avec un financement saoudien et un appui américain, n’ont pas tenu longtemps devant les milices de l’opposition (celles du Hezbollah, du mouvement Amal de Nabih Berri, celles du Parti national social syrien, des milices druzes de Talal Arslan et de Wi’am Wahhab).
En d’autres termes, le gouvernement Siniora, plus faible que jamais, illégitime aux yeux d’au moins la moitié des Libanais, mais poussé par les Américains, prétendait imposer sa volonté à des forces plus légitimes politiquement et plus fortes sur le terrain, en espérant recevoir un appui matériel de ses alliés arabes et occidentaux, appui qui ne s’est pas concrétisé. Car en l’espace de quelques heures, les forces de l’opposition ont réussi à contrôler la capitale, Beyrouth, ainsi que de grands secteurs du pays, forçant les milices progouvernementales à remettre leurs armes et leurs sièges locaux à l’armée libanaise, qui a été responsable de la sécurité dans tout le pays. Cette stratégie de retenue sur le terrain, qui a été suivie par un retrait de Beyrouth au bout de trois jours par les milices de l’opposition, pourtant victorieuses, a été accompagnée par une stratégie de retenue politique. Alors qu’elle contrôlait le terrain, l’opposition n’a pas essayé de prendre le pouvoir ni d’exiger la démission du gouvernement. Elle a plutôt insisté sur le règlement politique des deux premiers points qui ont fait l’objet du compromis. C’est ainsi qu’on peut comprendre le dénouement politique et pacifique à Doha d’une crise qui dure depuis trois ans.
Encadré : Les forces qui ont négocié le compromis à Doha
Pour le gouvernement : le mouvement Al Mustakbal (le Futur) à majorité sunnite, et représenté par le premier ministre Fouad Siniora ; Saad Hariri, fils du défunt premier ministre Rafik Hariri, et d’autres députés et ministres ; le bloc de Tripoli, représenté par le ministre Mohamed Al Safadi (sunnite) ; le Parti progressiste socialiste de Walid Jumblat, qui représente les Druzes, le parti phalangiste de Amin Gemayel, qui représente une faction chrétienne minoritaire, et Samir Geagea chef des Forces libanaises, une autre faction minoritaire chrétienne.
Pour l’opposition : le président du Parlement et chef du Mouvement Amal, M. Nabih Berri, qui représente une tendance minoritaire parmi les chiites ; le député Mohamed Raad, chef du bloc parlementaire du Hezbollah, parti qui représente la majorité des chiites ; le général Michel Aoun, chef du Courant patriotique libre, qui représente une majorité des chrétiens libanais ; le parti Tashnag, représenté par Hagop Pakradounian (Arméniens du Liban). Dans cette deuxième partie du dialogue national, il y avait des absents (Suleiman Frangié, Omar Karamé et Talal Arslan) car la règle adoptée pour le dialogue durant la première partie excluait les forces non représentées au Parlement.