Chaque semaine, les morts s’accumulent. Souvent des enfants, comme ces deux gamins tués à Rafah dans le sud de Gaza la semaine dernière. En juin seulement, 25 000 personnes ont été jetées à la rue par l’armée. Sur d’interminables check points, les Palestiniens de tous les âges se font intimider et insulter par les soldats et les colons. Et maintenant, les gens ont faim. 24 000 travailleurs palestiniens, le cheap labour habituel de l’industrie de la construction israélienne, sont confinés dans l’immense prison à ciel ouvert qu’est devenue la bande de Gaza. Conséquence, selon l’Agence des Nations unies présente dans les camps palestiniens (UNWRA) : 50 % de la population n’a plus assez d’argent pour subvenir à ses besoins essentiels. « Il faut le voir pour le croire, raconte Christine Messier, qui gère des centres de formation pour les femmes à Gaza pour Alternatives. Une misère qui n’est pas nouvelle pour les Palestiniens de Gaza. »
Une prison à ciel ouvert
Déjà en 1972, Ariel Sharon, alors commandant militaire, avait entrepris de « nettoyer » les camps palestiniens. Depuis, avec des hauts et des bas, la confrontation est quotidienne. « Aujourd’hui, ce qui fait mal, explique Christine Messier, c’est la fragmentation et l’encerclement du territoire. Non seulement on ne circule pas entre Gaza et le reste de la Palestine ou du territoire israélien, mais c’est difficile à l’intérieur même de Gaza. » La collègue palestinienne de la jeune Québécoise, Niveen Abu Salim, habite à quelques kilomètres de Jabalya. Un jour sur deux, elle ne peut se rendre à son travail car son village, Deir El Balah, longe Netzarim, une colonie de peuplement. L’armée israélienne empêche régulièrement les gens de circuler. Selon Mustafa Barghouti, un médecin qui anime une organisation non gouvernementale (ONG) palestinienne active dans le domaine de la santé, la stratégie israélienne consiste « à fragmenter le territoire palestinien en minizones semi-autonomes, ce qui facilite le contrôle militaire et vise à “retribaliser” la société palestinienne ».
Un peu partout, des « hommes forts » s’imposent et gèrent la vie des gens. Ce sont des Palestiniens, pistonnés par les autorités d’occupation et libres de circuler. À Gaza, l’un de ces hommes est Mohamed Dahlan. La population ne craint pas de le pointer du doigt. Il provient du sérail de Yasser Arafat, mais s’est séparé de son chef depuis quelques années. Dans les médias israéliens, il est présenté comme celui qui remettra de « l’ordre », dans le cadre du retrait annoncé par Ariel Sharon. Dernièrement, de violents conflits ont éclaté entre diverses factions palestiniennes « pro-Arafat » et « anti-Arafat ». Ces querelles n’ont rien de politiques, elles relèvent plutôt de l’affaiblissement de l’appareil d’État palestinien. Depuis 2002, le président Arafat est confiné dans un bunker à moitié démoli à Ramallah, et l’administration de Gaza est totalement incapable de maintenir l’ordre. Conséquence : des symptômes morbides affectent la société palestinienne. Par exemple, des tabous profondément inscrits dans la société palestinienne, comme l’interdiction de harcèlement à l’encontre des femmes, sont brisés. De jeunes désespérés, kalachnikov en mains, se croient tout permis.
L’occupation et la haine
La vaste majorité des Palestiniens est très critique à l’endroit de la gestion de Yasser Arafat, et notamment de la corruption qui sévit au sein de son administration. « Cependant, explique Christine Messier, les gens sont aussi conscients que la volonté israélienne de marginaliser Arafat n’a pas pour but d’améliorer la vie des Palestiniens, bien au contraire. Personne n’est dupe non plus du soit disant plan d’évacuation de Gaza qui sera, selon toutes probabilités, un simple redéploiement de l’occupation militaire. » En attendant, l’occupation est dévastatrice.
Selon le docteur Eyad Sarraj, un psychiatre bien connu de Gaza, « [environ 25 % des adultes ont été à un moment ou l’autre emprisonnés par l’armée israélienne et 70 % de ces individus ont été torturés. On nous dépeint parfois comme des êtres violents, qui enseignent à leurs enfants la haine. Mais franchement, à Gaza, personne n’a besoin de se faire dire quoi que ce soit. Les conditions de vie, la misère au quotidien mènent sans explication ni encouragement à détester l’autre. » Le psychiatre palestinien espère cependant que les gestes courageux que posent chaque jour des militants pacifistes israéliens puissent faire une différence. Parmi tant d’autres, la résistance d’un Adam Keller, arrêté et malmené par des soldats israéliens alors qu’il manifestait contre la répression à la frontière entre Gaza et Israël en juin.
Étonnante floraison
Vue de loin, Gaza est un enfer insupportable. Mais on vit, on rêve, on chante, on se marie, on joue avec ses enfants, on plante des fleurs. Comme le résume la chargée de mission, Christine Messier, « la société palestinienne absorbe le choc, apprend à composer, se suffit à elle-même, par l’entraide, la coopération, la force des liens familiaux. » Tout le monde s’occupe des enfants, qui représentent 50 % de la population, et qui sont partout. Les familles dont les maisons sont détruites sont immédiatement accueillies par des parents ou des voisins. Chaque événement social est vécu par la communauté comme une célébration à la vie.
Dans les centres de formation où travaille Christine, de nouvelles générations de jeunes femmes apprennent « à prendre la parole, à définir leurs besoins ». Grâce à des structures de participation originales qui rejoignent plus de 3 000 femmes, on assiste à « une étonnante floraison d’activités et de projets, souvent hors des sentiers battus ». Le success story de l’année a d’ailleurs été la formation de 18 jeunes sauveteures, du jamais vu à Gaza ! « Maintenant, huit de ces jeunes filles sont employées par la municipalité pour surveiller les femmes et les enfants qui ont accès à la plage, mais qui avaient auparavant peur de s’y aventurer sans surveillance. » Les organisatrices du projet ont dû s’expliquer, rencontrer l’iman d’une mosquée voisine qui s’inquiétait de ces pratiques « non-orthodoxes ». « Au bout de la ligne, explique la jeune femme, non seulement tout le monde a été convaincu par l’expérience pilote, on a vu que oui, c’était possible de s’organiser, à une petite échelle, pour profiter un peu de la »
S’entêter, durer, résister
En dépit de tout, les Palestiniens rêvent encore. « Au moment des premiers accords de paix, raconte Eyad El-Sarraj, il fallait voir les jeunes accueillir les soldats israéliens avec des fleurs et des gâteaux. Ce sont ces mêmes chebab (jeunes) qui les affrontaient avec des pierres quelques jours auparavant. » Aujourd’hui, il y a une énorme déception, un sentiment d’avoir été trompé. Les colonies qui ne cessent de grandir, le mur de la honte érigé pour emmurer la population palestinienne, la répression qui ne relâche pas. Mais rien n’est terminé. Le docteur Sarraj croit que la seule solution du côté des Palestiniens est la résistance non-violente. Avec d’autres leaders communautaires et des intellectuels, il a signé récemment une pétition adjoignant les organisations palestiniennes de mettre fin aux attentats-suicides perpétrés contre des civils israéliens : « La paix n’est pas seulement un traité, c’est une relation, une réconciliation, une thérapie. Les Israéliens, ce sont nos ennemis et ce sont nos frères, il faudra un jour s’entendre. »
France-Isabelle Langlois