Dans la région des Grands Lacs africains, les conséquences du génocide sont loin d’être surmontées. Si la plupart des civils rwandais sont rentrés dans leur pays et ont repris une vie normale, des milliers de Hutus sont restés en République démocratique du Congo (RDC), encadrés par d’anciens militaires et des hommes en armes au sein des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR). Depuis quinze ans, ces Hutus n’ont jamais cessé de se battre, au fil des guerres successives qui ont déchiré la RDC. Établis au Nord et au Sud Kivu, ces groupes toujours très hostiles au régime rwandais, qui les qualifie de génocidaires, sont devenus une nuisance pour les populations congolaises : ils ont pris possession des carrières où affleure un minerai stratégique, le coltan, ils confisquent les récoltes des paysans et se rendent coupables de violences sexuelles d’une extraordinaire cruauté à l’encontre des congolaises, qui sont violées, torturées, transformées en esclaves sexuelles et domestiques.
Le général félon
La présence de ces groupes de Hutus armés a été longtemps présentée comme la raison d’être d’un groupe militaire congolais, dirigé par des Tutsis et dont le chef, Laurent Nkunda, était un général rebelle ayant refusé de se rendre à Kinshasa pour être intégré au sein de l’armée congolaise. Son mouvement, le Conseil national pour la défense du peuple (CNDP), a longtemps contrôlé une zone tampon sur la frontière du Rwanda, assurant ainsi sa sécurité sur une bande de plus de 200 km et empêchant tout risque d’infiltration. Le CNDP recrutait parmi les Congolais d’expression kinyarwanda (Hutus et Tutsis), mais aussi dans les camps de réfugiés congolais au Rwanda et parmi les démobilisés de l’armée rwandaise. Nkunda comptait de nombreux amis et admirateurs au sein des forces armées du Rwanda dans lesquelles il avait combattu.
Fin 2008, celui que la presse congolaise appelle le « général félon » représentait un danger majeur pour le président de la RDC, Joseph Kabila, démocratiquement élu en 2006. Nkunda contrôlait un territoire deux fois plus vaste que la Belgique. Il recevait un nombre croissant d’émissaires occidentaux et il avait obligé le régime congolais à négocier directement avec son mouvement. Plusieurs en Europe et peut-être dans certains milieux évangélistes américains finissaient par voir en lui le challenger du président de la RDC, considérablement affaibli par les échecs retentissants subis par son armée.
Alliance surprenante
Au début de cette année, la situation se retourna de manière spectaculaire : Paul Kagame et Joseph Kabila, les présidents du Rwanda et de la République démocratique du Congo, décidèrent soudain d’unir leurs efforts pour neutraliser leurs ennemis respectifs et lancer l’opération militaire conjointe appelée Umoja wetu, un nom révélateur qui signifie « notre unité ».
Pourquoi cet accord soudain entre des hommes qui avouaient tout récemment ne s’être pas parlé depuis des mois ? En réalité, ils étaient tous deux sous pression. Le président Kabila avait vu son étoile pâlir auprès des Européens, déçus par les accords miniers passés avec la Chine pour une valeur de 9 milliards de dollars et engageant l’extraction de dix millions de tonnes de cuivre. Aucun pays européen n’était disposé à envoyer au Kivu une force militaire destinée à épauler la mission des Nations unies pour le Congo et à renforcer la protection des populations civiles. Du côté africain, les pays amis comme l’Angola hésitaient également à s’engager aux côtés d’une armée congolaise défaillante et peu fiable.
Si le pouvoir de Kinshasa était tragiquement seul et en proie à une déstabilisation, la situation du Rwanda était également inquiétante. Au vu d’un rapport d’experts de l’ONU mettant en avant les soutiens dont Nkunda bénéficiait au Rwanda, plusieurs pays européens (Pays-Bas, Norvège, Suède) avaient menacé de suspendre leur coopération avec Kigali et même de bloquer l’aide européenne. De plus, Laurent Nkunda ternissait non seulement l’image générale du Rwanda, mais il était en train de devenir très populaire parmi les Tutsis francophones, qu’il agitait contre les anciens réfugiés Tutsis anglophones venus d’Ouganda...
Un autre élément de taille venait faire pression : les deux capitales avaient reçu des messages insistants émanant du président élu américain : Barack Obama en personne les pressait de trouver un terrain d’entente, de mettre fin au calvaire du Kivu et de régler la question des rebelles hutus.
Les premiers contacts très discrets se nouèrent en décembre. Le chef d’état-major rwandais Kabarebe se rendit à Kinshasa, le général John Numbi fit le voyage à Kigali. Dans le plus grand secret se prépara une opération qui, en janvier, prit tout le monde par surprise, en premier lieu les représentants de la Mission de l’ONU en RDC (MONUC).
Jusqu’au 28 février, les militaires des deux pays ratissèrent le Nord Kivu, démantelant les positions des Hutus du FDLR, anéantissant leur réseau de communications. Plusieurs milliers de retours au Rwanda furent enregistrés. Mais surtout, Laurent Nkunda fut mis hors course, séquestré au Rwanda, tandis que son chef d’état-major, Bosco Ntaganda, s’employait à réintégrer l’armée nationale et à y organiser la fusion de ses troupes avec les forces armées congolaises. Cette collaboration du général Bosco Ntaganda avec les autorités de Kinshasa provoqua l’indignation des organisations de défense des droits humains qui rappelèrent que ce chef de guerre faisait l’objet d’un mandat d’arrêt international délivré par la Cour pénale internationale : elles réclamèrent son arrestation immédiate. Une requête qui fut repoussée par le président congolais qui déclara en substance qu’entre la paix, la sécurité des populations et la justice internationale, il préférait faire attendre cette dernière...
En quelques jours, le mouvement rebelle, qui avait déjà commencé à établir des administrations parallèles dans le territoire qu’il contrôlait, fut mis hors course, l’autorité de l’État congolais se rétablit sur l’ensemble de la province, symbolisée par le fait que c’est à Goma, une ville qui avait failli tomber aux mains de Nkunda, que le président Kabila présida le conseil des ministres.
Depuis, les diplomates ont été surpris de constater que les relations se sont réchauffées entre les deux pays, que des échanges d’ambassadeurs et de consuls sont prévus. Sur le plan économique, tout se passe comme si le Rwanda, qui veut désormais apparaître comme un champion de la bonne gouvernance (et qui tire de cette réputation des bénéfices considérables) avait estimé qu’il avait plus à gagner à nouer des relations mutuellement profitables avec la RDC (entre autres dans le cadre de la Communauté économique des pays des Grands Lacs) qu’à soutenir des intérêts mafieux et incontrôlés.
La pacification entre le Rwanda et la République démocratique du Congo, si elle se confirme, représente certainement la meilleure nouvelle enregistrée dans la région depuis quinze ans, car elle est le gage d’une paix durable, la garantie de la sécurisation des populations civiles et du retour des déplacés qui sont plus d’un million au Nord Kivu. La page sanglante ouverte par le génocide de 1994 au Rwanda serait-elle enfin sur le point de se tourner pour faire place à une autre histoire, celle du développement de l’une des régions les plus riches et les plus dynamiques d’Afrique ?