Le Caire - Dans l’Égypte profonde,
comme au Liban, pour le commerçant
du coin, le journaliste, le policier,
l’imam, le chômeur ou l’étudiant,
le constat est le même : tout
autant que les régimes antidémocratiques,
les États-Unis dérangent.
Prises en étau entre l’oppression de
leurs gouvernements et la montée
d’un islam radical qui n’est pas accepté,
les populations constatent
chaque jour que l’horizon radieux
promis depuis 50 ans s’éloigne chaque
jour davantage.
« Nous disons oui à la démocratie
mais non aux États-Unis qui veulent
nous imposer un code de conduite »,
affirme sur le ton de la colère Farida
Akkache, journaliste et militante des
droits de la personne. « Pour l’immense
majorité de la population arabe,
la politique américaine c’est : la profanation
du Coran à Guantanamo, les
bombardements en Afghanistan, la répression
dans les territoires palestiniens,
la guerre en Irak. » De leur côté, les
gouvernements arabes perçoivent le
projet de remodeler le Moyen-Orient
comme une ingérence. « Aussi, dénoncent-
ils les pressions américaines
en exploitant - c’est nouveau - le
sentiment anti-américain de leurs
populations et même de leurs opposants
», commente la journaliste.
« Entre-temps, poursuit-elle, la rue est
livrée à elle-même et lutte pour sa survie.
Les islamistes lui montrent la voie
d’un monde fantasmagorique, mais
meilleur à ses yeux. »
Une autre militante, Amina al Nacash,
secrétaire générale du principal parti
d’opposition de gauche, le Tagamu
(Rassemblement national démocratique),
affirme que « les Américains savent
pourtant que l’aide qu’ils apportent
[aux « démocratures » corrompues] est
détournée et ne profite pas à la population.
Ils savent que ces régimes, leurs
grands amis, font le lit du terrorisme qui
leur a explosé en pleine face. » Le bras
droit de Ben Laden, Ayman Zawahiri,
ainsi que Mohamed Atta, le cerveau
présumé des attaques du 11 septembre,
sont égyptiens. La majorité des
autres responsables des attentats de
New York et de Washington provenaient
de la grande alliée des États-
Unis, l’Arabie saoudite.
« Exister pour nous-mêmes »
« Les Américains ne connaissent ni nos
sociétés ni ce à quoi elles sont confrontées.
Nous existons par nous-mêmes et nous
voulons exister pour nous-mêmes », explique
Mohammed Essayed, directeur
du Centre d’études stratégiques Al-
Aram, et l’une des figures marquantes
du mouvement d’opposition Kefaya
(Ça suffit !), issu de la société civile
égyptienne. « Nous sommes acquis à
la démocratie depuis le XIXe siècle. Le
Parlement égyptien date de 1866. Nous
n’avons pas de problèmes avec l’islam
mais bien avec une certaine modernité
[dans sa formule américanisée]. » Selon
le chercheur, le Grand Moyen-Orient
est une invention colonialiste héritée
de la période britannique. « Nous parlons
du monde arabe, et eux d’un label
qui sert leurs intérêts et ceux d’Israël. Ils
pourront envoyer des missiles sur toutes
les capitales arabes, ils ne parviendront
ni à arrêter les guerres permanentes que
nous connaissons ni le terrorisme. »
« Aller vers les populations, éduquer
nos enfants aux valeurs démocratiques
et au respect de l’autre, voilà ce que nous
croyons être la voie de la démocratie »,
espère Aïda Younès, une jeune animatrice
d’ONG basée à Beyrouth, qui
ajoute que « la démocratie est un processus
lent qui ne peut en aucun cas venir
de l’intervention militaire en Irak ».
Les islamistes par défaut
Les réseaux islamistes et l’oppression
qui pèse sur les populations ne poussent
pas à l’optimisme. Le malaise visà-
vis du terrorisme est palpable, mais
les sociétés ne semblent pas outillées
pour y remédier. « Nos gouvernements
se contentent de réformes de façade »,
affirme Ali Shems Eddine, un agronome
qui mobilise à Gézira, en banlieue
du Caire, des jeunes autour de
projets pour les soustraire aux islamistes,
par l’éducation. « L’islam politique
colmate les fissures d’un système
rongé par la corruption. Et nous, nous
agissons en vrais dictateurs à la maison,
au travail ou à l’école. » Il est clair
pour cet éducateur que tant que cela
ne changera pas, les islamistes vont
remporter les élections. Du moins si
les régimes organisent des élections
libres, ce qui est peu probable.
Sur ce registre, un groupe de
Canadiens tente timidement d’introduire
certaines formes de travail
tant au Liban qu’en Égypte. Bashir
Abdelgayoum dirige l’un de ces programmes
de développement participatif
au Caire depuis trois ans. Il af-
firme que les gouvernements arabes
ont de la difficulté à accepter l’aide
étrangère en matière de bonne gouvernance
ou de développement des
droits de la personne, contrôlant chacune
des actions des associations.
Nombreux sont ceux qui ne se font
pas d’illusions sur les risques qui planent.
« La violence et la répression sont
banalisées. [...] La question fondamentale
est celle de l’échec de l’édification
d’une société moderne. Un échec de la
modernité. Ce n’est pas une question de
religion », estime Mohamed Essayed.
Malgré tout, certains intellectuels et
dissidents on le sentiment que le mur
de la dictature se lézarde. « On sent
un frémissement », estime Gaby Nasr,
rédacteur en chef du journal libanais
L’Orient le jour. Le temps est venu,
dit-il, « d’organiser des élections libres,
d’avoir des partis d’opposition qui fonctionnent,
des médias indépendants ».