L’aventure américaine en Irak, au printemps 2003, ne devait être l’affaire que de quelques semaines, le temps de bouter dehors, voire de capturer, Saddam Hussein et ses sbires. Ce qui en effet n’a pris que très peu de temps. Seulement, par la suite, les choses ne se sont pas passées comme cela avait été prévu par le gouvernement américain. Ce dernier croyait répéter le scénario qui a suivi la guerre de 1939-1945, commente Gilbert Achcar.
Soit s’installer en vainqueurs et libérateurs, adulés par la population. « Plus ça va, pire c’est, plus ils s’embourbent », remarque le professeur de science politique et de relations internationales à Berlin. « Ce que l’administration Bush aimerait, c’est un certain niveau de stabilité où les forces américaines sont acceptées comme arbitres. Mais c’est un jeu qui ne leur réussit pas. Ç’aurait pris des gens beaucoup plus machiavéliques pour ça », ironise Gilbert Achcar.
Il ne fait pas de doute, pour ce spécialiste du Moyen-Orient, que la très grande majorité des Irakiens, chiites et sunnites confondus, à l’exception des Kurdes, souhaitent le départ des troupes américaines, la fin complète de l’occupation. « Sinon immédiatement, en tout cas qu’il y ait immédiatement un calendrier de retrait de proposer. »
Pendant ce temps, le gouvernement irakien se porte assez mal. Élu le 30 janvier 2005, dans un inattendu élan démocratique de la part de la population qui avait bravé l’insécurité pour se rendre aux urnes, quelques optimistes avaient alors prédit la fin des violences. Erreur. « Le bilan est assez mauvais, tant sur le plan de la sécurité que des services publics. » Pour le professeur, le fait que le gouvernement irakien collabore avec les États-Unis pour assurer la sécurité est la preuve que la souveraineté irakienne n’existe pas. « C’est de courte vue, un non-sens, une provocation. »
Constitution
Le projet de Constitution sur lequel ont travaillé les autorités irakiennes au cours de l’année a été achevé en août. Quelques consultations avaient été organisées ici et là. Après bien des tergiversations et sans consensus sur l’ensemble des articles, les dirigeants irakiens ont décidé de laisser les électeurs trancher. Le 15 octobre, la population décidera par voix de référendum si oui ou non elle accepte cette Constitution. Si dans 3 des 18 provinces qui composent le pays, la population répond majoritairement non, le texte sera rejeté. Cette clause avait été à l’origine réclamée par les Kurdes. Mais elle pourrait permettre aux Arabes sunnites, majoritaires au centre du pays, d’exercer un droit de veto.
Pour Gilbert Achcar, il est donc difficile de prédire quel sera le verdict de cette consultation populaire. Si l’on peut facilement imaginer que la quasi totalité des Kurdes voteront oui, et qu’une majorité de chiites feront de même, le vote des sunnites demeure moins clair. « Est-ce que les sunnites réussiront à empêcher la ratification ? », se demande le professeur Achcar. Et c’est là la grande inconnue. Les sunnites sont eux-mêmes divisés en deux camps. Alors que certains appellent à voter non, d’autres appellent à carrément boycotter le référendum du 15 octobre. C’est le cas du chef d’al-Qaïda en Irak, al-Zarquaoui, qui a aussi lancé un appel à la « guerre totale » contre les chiites.
« Il semble que le plus probable soit que le oui l’emporte », conclut néanmoins Gilbert Achcar, mais avec beaucoup de bémols. Si la Constitution est rejetée, le gouvernement est alors dissout et des élections déclenchées. Mais des élections parlementaires sont de toute façon prévue en décembre, même si le oui l’emporte.
Qui gagnent ?
Dans tout ce méli-mélo , le grand gagnant serait l’Iran. De cela est convaincu le spécialiste du Moyen-Orient qui enseigne présentement à Berlin, en Allemagne. « Alors qu’il est en pleine confrontation avec les États-Unis sur le nucléaire, l’Iran se réjouit de voir les États-Unis embourbés en Irak. Tant que ce sera le cas, ils ne seront pas menaçant pour eux. »
Quant à la « résistance armée » irakienne, il faut savoir de quoi nous parlons, prévient Gilbert Achcar. Il y a d’une part les réseaux baasistes, qui restent fidèles à Saddam Hussein, et d’autre part les réseaux intégristes dont la branche la plus importante est celle de al-Zarquaoui. À cela s’ajoute toute une nébuleuse d’organisations rebelles en tout genre. « Les réseaux baasistes continuent d’être assez puissants, mais il est hors de question qu’ils reviennent au pouvoir dans le cadre d’une Irak unifiée. »
Le retrait américain
C’est surtout la nébuleuse rebelle qui rend le travail des forces armées américaines difficiles pour assurer la sécurité. Cependant, estime le professeur de relations internationales, ces groupuscules sont assez faibles, et ils se rallieront au consensus auquel pourront parvenir les sunnites. Et c’est pour cela que lui comme d’autres persistent à croire que les troupes américaines doivent se retirer. « Cela obligerait les Irakiens à trouver un modus vivendi. »
Est-ce que cela n’ouvrirait pas plutôt une porte aux islamistes ? « Les intégristes ont déjà la porte ouverte en présence des forces d’occupation, ça ne change rien », répond le spécialiste du Moyen-Orient. Lequel pense profondément par ailleurs qu’à partir du moment où on force au jeu démocratique, il faut être prêt à en accepter le résultat. Pour lui, continuer de croire que l’occupation protège, est ni plus ni moins qu’une farce. Il insiste : il y a un consensus qui unit tous les Irakiens, du moins les Arabes : les Américains doivent quitter le pays le plus rapidement possible.
Dans ces circonstances, est-ce vrai que les États-Unis envisagent sérieusement de passer à l’action ? « Certainement qu’au niveau du Pentagone, c’est un scénario qui doit être envisagé, quand on est militaire on doit tout considérer. » Cependant, au niveau de la direction à Washington, on demeure déterminé à poursuivre l’occupation. Et ce, même si les pressions augmentent de plus en plus, de tous côtés, y compris aux États-Unis, comme l’ont démontré les manifestions contre la guerre en Irak au cours du week-end du 24 et 25 septembre.
« Le plus intelligent par rapport à leurs [États-Unis] intérêts serait de prendre les devants, conclue Gilbert Achcar. En proposant un calendrier de retrait et verser les milliards qu’ils ont promis. »