Turquie, la mal aimée de l’Europe

vendredi 29 octobre 2004, par Fred A. REED

La question de l’intégration de la Turquie à l’Union européenne se pose avec une angoisse grandissante à mesure que la date butoir du 17 décembre approche, tant au sein de l’Union qu’en Turquie même. Car c’est alors que le Conseil d’Europe donnera à Ankara soit une date ferme d’adhésion, soit une rebuffade historique aux conséquences imprévisibles.

Quelques jours après la publication, le 6 octobre, d’un rapport conditionnel par la Commission européenne, la résistance sourde s’organise au sein de l’Union, notamment en France et en Allemagne. Malgré l’appui du président Jacques Chirac à l’intégration turque, l’intégrisme républicain et laïc refait surface : l’Europe ne saurait pas intégrer un pays « oriental », et à plus forte raison, de confession islamique. Même son de cloche en Allemagne, où les partis conservateurs appréhendent l’afflux de millions de travailleurs turcs.

Ainsi, pour Angela Merkel, leader du Parti de la démocratie chrétienne, la Turquie devrait se contenter d’un statut de « partenaire privilégié ».
La nature de l’accueil réservé par l’Union à la demande d’adhésion turque a créé des remous dans ce pays de 70 millions d’habitants qui attend avec impatience au seuil d’un vieux continent européen, devenu soudainement frileux à l’idée d’accueillir un pays qui, pendant 500 ans, a pourtant été une puissance européenne.

Oui mais non

« Oui » donc à la demande de la Turquie, a statué la Commission. Mais ce serait un « oui » assorti non seulement de conditions de plus en plus contraignantes ; mais un « oui » réversible si jamais ce grand pays à 98 % musulman ne se montrait pas à la hauteur des attentes européennes en matière de droits humains et de mœurs démocratiques. À Istanbul, on se demande si, au bout du compte, l’Europe ne serait qu’un « club chrétien » qui imposerait au nouveau postulant la bonne vieille loi des deux poids, deux mesures.

« Le véritable mobile de cette réticence, particulièrement en France, c’est la religion », a déclaré l’ambassadeur turc à Paris, Uluc Ozulker, cité par le quotidien Le Parisien. « Si la Turquie était chrétienne, il n’y aurait pas de problème. Mais voilà, nous sommes un pays musulman. »

Paradoxalement, le progrès réalisé par la Turquie depuis 1999, en matière des droits de la personne et surtout depuis l’élection en 2002 du gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP) que dirige Recep Tayyip Erdogan, fait presque l’unanimité parmi les instances internationales. L’organisation Human Rights Watch a conclu que « la Turquie devance maintenant certains États-membres de l’Union européenne en matière de protection légale des détenus. L’État turc a résisté à de tels changements pendant plus de deux décennies, mais ses récents accomplissements ont finalement donné le feu vert à l’approbation internationale. »

L’élément catalyseur aura été, selon l’organisation de surveillance des droits humains, la perspective d’adhésion de la Turquie à l’Union. « L’intégration est perçue par plusieurs en Turquie, conclut-elle, comme étant la réalisation des idéaux du père fondateur de la République, Mustafa Kemal Atatürk. »

Sourires amers

À Istanbul, une telle affirmation provoque plutôt des sourires amers. Les kémalistes, inspirés toujours par les doctrines nationalistes fascisantes héritées d’Atatürk, se seraient plutôt ligués contre le projet d’intégration européenne. C’est, en fait, le gouvernement islamo-conservateur de Erdogan qui, en deux ans, a su mobiliser sa majorité au Parlement, pour accomplir ce qu’aucun gouvernement turc - tous kémalistes au demeurant - n’avait réussi à faire jusque-là.

Selon les sondages, même si la logique de l’adhésion l’emporte très largement, ce que les Turcs appellent « l’État profond » - l’armée, les grands médias et la bureaucratie - persiste néanmoins à afficher une hostilité aussi sourde qu’opiniâtre au projet d’adhésion. Et malgré l’appui très solide de la population, dont jouit le gouvernement, cet « État profond » continuerait à influer négativement sur le cours des événements.

« La marge de manœuvre du président Erdogan est très restreinte, et la démocratie turque se conjugue toujours au conditionnel », affirme Ogüz Umurca, rédacteur en chef du quotidien Yeni Asya (islamiste modéré). « Chez nous, les gens croient qu’en se joignant à l’Europe, ils pourront pratiquer leur religion plus librement, plus ouvertement, explique-t-il. Mais combien des critères dit de Copenhague [critères qui régissent l’entrée à l’Union] pourront être réellement appliqués en Turquie ? »

En outre, selon ce rédacteur, il est tout de même étonnant de constater que l’Europe ne soit toujours pas prête à accepter la Turquie dans ses rangs, que ce soit pour des raisons culturelles, voire religieuses, ou pour des motifs économiques. « Si l’Union européenne veut vraiment devenir une force globale, elle se doit de nous accueillir. »

La jeunesse de sa population, sa vitalité et sa discipline sont autant de facteurs qui confortent la politique européenne de Erdogan, souligne pour sa part Muhammad Yesilhark, analyste auprès de Lazard Frères, à Francfort, rencontré alors qu’il était de passage à Istanbul. Mais il y a aussi la force de l’économie turque, en voie de rétablissement après l’effondrement de 2001.

Prêts à décoller

C’est à la suite du « coup d’État post-moderne » de février 1997, que l’économie turque, la dix-huitième au monde, a cafouillé : dévaluation de 40 % de la monnaie nationale face au dollar, crash boursier, chute libre du PIB. Et c’est cette crise qui a débouché sur l’élection de l’AKP, le partis islamiste dirigé par Erdogan.

Depuis deux ans, on a assisté à un revirement aussi fort que spectaculaire, fait valoir Muhammad Yesilhark. « L’inflation a reculé de 7 % à 1 % en deux ans, une performance qui serait étonnante dans n’importe quel autre pays du monde. La cote de la Turquie, d’après les agences, est maintenant de BB, ce qui constitue le seuil d’approbation pour l’investissement sécuritaire. Nous sommes prêts à décoller ! »

Et notre analyste d’ajouter : « Pendant la première moitié de l’an 2004, notre taux de croissance a été de 12,5 %, le deuxième plus fort au monde après la Chine. On s’attend à plus de cinq milliards de dollars en investissements étrangers directs l’année prochaine. Si la Turquie peut assurer sa stabilité politique, et si elle peut s’aligner sur l’entrée à l’Union européenne, la croissance pourra continuer pendant encore cinq ans. Cela ferait de nous plus d’un simple partenaire. »


L’auteur revient tout juste d’un séjour en Turquie.

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