Istanbul - Selon des sources bien informées, le gouvernement de M. Erdogan, qui a toujours la cote auprès de la population, serait plus que jamais dans la mire de l’« État profond », cette coalition occulte que composent d’importants officiers des forces armées, les riches familles, les grands médias, l’appareil de l’éducation supérieure, le pouvoir judiciaire et certains syndicats ouvriers inféodés au pouvoir.
L’opposition à laquelle il fait face s’articule actuellement sur quatre questions : l’accession du pays à l’Union Européenne, déjà en panne ; l’« alliance » avec les États-Unis, mise à rude épreuve par une vague de fond d’anti-américanisme ; l’éventuelle arrivée de M. Erdogan à la présidence, et la question kurde, qui resurgit pour occuper l’avant-scène politique.
En Turquie, il y aurait deux « intouchables » : le principe de la laïcité instaurée avec la création de la République en 1922, et la sauvegarde des privilèges des grandes familles qui contrôlent la vie économique. L’accession de la Turquie à l’Union européenne mettrait en danger certains de leurs acquis, et réduirait sensiblement l’influence de l’armée, qui les protège. Cette dernière se considère l’unique dépositaire de l’héritage idéologique de M. Kemal Atatürk, père fondateur de la République.
Lèse-majesté
Cet État profond entretient des liens puissants et durables avec les États-Unis, en tant que puissance tutélaire. Pour cette raison, le refus du parlement turc, en mars 2003, de permettre aux Américains d’attaquer l’Irak à partir de la Turquie fut ressenti comme un crime de lèse-majesté par Washington. Ce que le sécretaire d’État américain, Mme Condoleeza Rice, viendra à Ankara redresser.
L’appareil de l’ombre oppose une résistance sourde à la candidature probable de M. Erdogan à la présidence de la République à la fin de l’année. Le président, élu par le parlement, dispose d’une large gamme de pouvoirs, dont ceux de nommer les juges de la Cour constitutionnelle et autres hauts fonctionnaires. Si Erdogan, un islamiste modéré, arrivait à la présidence, il pourrait ensuite désigner des gens qui pensent comme lui, chuchote-t-on dans les coulisses du pouvoir.
La question kurde
Et si cela ne suffisait pas, l’agitation meurtrière qui a éclaté peu après la fête de Nevrouz (la fête du nouvel an solaire), vient de remettre, violemment, la question kurde à l’ordre du jour à Ankara.
Apparaissant comme l’éclatement d’une colère qui couve depuis très longtemps, les heurts survenus à Diyarbakir, et ailleurs dans le Sud-Est, feraient plutôt partie d’une tentative d’instrumentaliser les revendications kurdes par l’« allié » américain et ses amis au sein de l’appareil militaire.
Certes les revendications kurdes, qui remontent à la révolte de Cheikh Saïd contre Atatürk en 1924, ont été niées et bafoués par le régime républicain. Assimilés à des « Turcs de montagne, » les Kurdes se sont vus interdits de parler leur langue et d’affirmer leur identité.
Le PKK (Parti des travailleurs kurdes, néo-marxiste) a pris les armes dans les années 1980 et 1990. Le bilan est désastreux. Les organismes de droits humains ont dénoncé les exactions de l’armée turque, mais aussi les attaques du PKK contre des civils. Depuis 1999, après l’arrestation du chef du PKK, Abdullah Öcalan, le conflit a connu une pause.
Ce n’est que timidement, sous le gouvernement Erdogan, que la langue kurde commence à avoir droit de cité, et que des émissions radio et télévision se font entendre à raison de quelques heures par semaine. M. Erdogan a lui-même admis qu’il y a un « problème kurde ». Du jamais entendu de la bouche d’un premier ministre turc.
Mais par un curieux retournement le PKK, considéré comme terroriste à Ankara, aurait aujourd’hui la faveur des stratèges de Washington et de Tel Aviv, toujours selon nos sources. Une bonne dose d’agitation « nationale » fragiliserait les tentatives du gouvernement de créer un espace de dialogue visant à résoudre la question politiquement.
À cet égard, certains analystes de la géopolitique régionale à Istanbul ont relevé le rôle joué par le Danemark dans les émeutes de Diyarbakir. C’est depuis Copenhague, en effet, que l’ordre du PKK aux commerçants de fermer boutique a été transmis, sur les ondes de Roz TV, organe du Parti kurde. Ankara a demandé à maintes reprises aux autorités danoises de sévir, mais, comme dans le cas des caricatures du prophète Mohammed, celles-ci n’ont pas voulu, liberté d’expression oblige.
Complicités
Les émeutes de Diyarbakir n’étaient que l’expression la plus violente d’un malaise qui remonte au 9 novembre, 2005. Ce jour-là, à Semdinli, une pauvre bourgade près de la frontière irakienne, une petite librairie militante kurde, possiblement affiliée au PKK, est détruite par une bombe. La déflagration a fait une mort, et plusieurs blessés graves. La population descend aussitôt dans la rue.
Les auteurs de l’attentant sont rapidement repérés et passent aux aveux. Personne n’est vraiment surpris d’apprendre qu’il s’agit d’officiers de l’armée turque en civil. Qui plus est, l’un des présumés terroristes fait figure de protégé du général de l’armée de la terre, Yasar Büyükanit, qui déclare peu après : « Je le connais, c’est un bon garçon ! », lui conférant ainsi une quasi-immunité.
Ce même général Büyükanit, censé prendre les commandes des forces armées turques dès cet automne, est d’ailleurs bien connu comme le grand ami des Américains à l’État-major et pour son opposition au ralliement de la Turquie à l’Union européenne.
Quand le chef des services de renseignement de la police, résumant l’enquête menée par le gouvernement, déclare que « l’ennemi est entre les murs », on comprend que c’est du général qu’il parle. Peu après, dans un communiqué virulent, les Forces armées répliquent : « Nous ne permettrons à qui que ce soit de s’attaquer à l’intégrité de l’armée. » Le lendemain, le chef est limogé.
La crise au Moyen-Orient, provoquée par l’agression américaine contre l’Irak et l’attaque appréhendée contre l’Iran, en vient à détonner sur la Turquie. Washington semble peu disposé à accepter un autre refus de participation, de droit de passage ou de survol, de la part du gouvernement turc. Les émeutes de la mi-mars, est-ce un hasard ? coïncidaient avec une série de visites de haut-gradés américains à leurs homologues turcs à Ankara, comme si le gouvernement en place n’existait pas.
Appuyer les nationalismes
À en croire certains à Istanbul, une Turquie en paix avec ses voisins, reconnaissant l’existence de minorités entre ses frontières et ouverte à l’Europe tout en affichant son identité islamique, serait une entrave à la réalisation du projet américano-israélien de réaménagement du Moyen-Orient. Celui qui incarne cette vision, en l’occurrence le chef actuel du gouvernement, Recep Tayyip Erdogan, devrait donc partir. Et, avec lui, cet ambitieux projet qui vise à doter la Turquie d’un État moderne, tout en enterrant un modèle d’absolutisme qui a fait son temps.
On évoque alors la création d’un fort sentiment national kurde, non seulement en Turquie, mais en Irak (déjà un fait accompli), en Syrie et en Iran. Gonflé par des investissements importants, le Kurdistan irakien travaille à influencer la population kurde de la Turquie par le biais de bourses d’étude offertes à des étudiants du Sud-Est et la reconnaissance de ces citoyens comme "Kurdes".
Une telle stratégie a tout pour parachever le divorce psychologique entre Turcs et Kurdes, et revigorer le nationalisme turc. C’est le message véhiculé par les grands médias qui font beaucoup de place à M. Mehmet Agar, chef du Parti de la Juste Voie, ancien sympathisant des ’’Loups gris’’ et aujourd’hui étoile montante de l’extrême droite patriotique.
Cette stratégie cadrerait fort bien aussi avec l’impératif stratégique des États-Unis de maîtriser les champs de pétrole de la région, et avec les visées d’Israël de parer à toute velléité d’unité chez les populations arabo-musulmanes avoisinantes.
L’engrenage infernal dans lequel la pulsion impérialiste américaine a plongé les pays du Moyen-Orient - eux-mêmes héritiers malheureux des accords Sykes-Picot et de la Déclaration Balfour - risque fort de broyer plus d’un au passage. Depuis Istanbul, on voit mal comment la Turquie pouvait y échapper.