Deux ans après la chute du dictateur Ben Ali, la Tunisie, berceau du printemps arabe, peine à sortir d’une crise politique qui a pris, au cours des derniers mois, l’allure d’un véritable drame dont les dérapages tendent à refroidir les ardeurs de ceux qui voyaient dans cette révolution le laboratoire d’une forme spécifiquement arabe de transition à la démocratie. Galvanisés par la promesse d’une rupture salutaire et portés par la fièvre du changement, les Tunisiens s’étaient pourtant prêtés au jeu des premières élections législatives, le 23 octobre 2011, avec l’enthousiasme juvénile qui avait embrasé ses principaux artisans. Issue des urnes, l’Assemblée constituante se vit confier l’ambitieux mandat d’accoucher d’une nouvelle constitution à la fois garante du respect des libertés individuelles et du fonctionnement des grandes institutions qui sous-tendent l’État de droit.
Seule force structurée du pays, mais néanmoins sans majorité absolue de sièges, le parti (islamiste) de la renaissance, Ennhada, et ses alliés de la « Troïka »[ii] devaient, une fois la loi fondamentale adoptée, assurer la tenue d’élections libres dans un climat pluraliste de tolérance et d’ouverture, promettant, de surcroît, de respecter l’horizon de la fin 2013 pour convoquer le peuple aux urnes en consacrant ainsi la jeune démocratie. Quatre ébauches du texte et de multiples tractations n’ont pas suffi à cristalliser une entente révélant, au contraire, l’abîme qui sépare plus que jamais les islamistes au pouvoir et l’opposition laïque quant à la philosophie qui doit présider à la marche du pays. Accusé de vouloir « islamiser » la société, Ennhada est aussi soupçonné de complicité avec les meurtriers de deux leaders de l’opposition[iii]. En février 2013, Chokri Belaïd, chef du Parti unifié des patriotes, était en effet abattu non loin de chez lui. Six mois plus tard, le 25 juillet, Mohamed Brahmi, député laïque et progressiste, était assassiné à son tour en banlieue de Tunis. La mort de ce dernier exacerbera les tensions et poussera des milliers de Tunisiens à prendre d’assaut les rues des grandes villes en réclamant la démission du gouvernement formé par l’ancien ministre de l’Intérieur Ali Larayedh[iv].
La crise de légitimité à laquelle fait face le parti islamiste à la fin de l’été 2013 est d’autant plus vive qu’en Égypte voisine, le Parti Liberté et Justice de Mohamed Morsi (puissant allié d’Ennhada), vient d’être renversé par l’armée égyptienne donnant, du coup, à plusieurs opposants tunisiens, l’impression qu’une nouvelle révolution souffle sur cette région du Maghreb. C’est ainsi qu’à la faveur de la mobilisation populaire, des jeunes tunisiens, inspirés par la mouvance anti-Morsi en Égypte, fondent à leur tour le mouvement Tamarod (« Rébellion » en arabe) dont l’objectif est la dissolution de l’Assemblée nationale constituante. Par ailleurs, l’assassinat de Brahmi force la quasi-totalité des oppositions, de gauche comme de droite, à s’unir contre la montée de la violence salafiste en se regroupant au sein du Front de salut nation[v]. Acculé, le gouvernement Ennhada ne pouvait manifestement résister plus longtemps.
Enlisé depuis des mois, le dialogue est relancé, début août, à l’invitation de la puissante centrale syndicale UGTT[vi] qui s’impose comme un acteur incontournable. Forte du soutien d’un patronat inquiet[vii] de la ligue tunisienne des droits de l’homme et de l’ordre des avocats, l’UGTT obtient, en quelques semaines de laborieuses et intenses négociations, l’application de sa feuille de route. Le 5 octobre 2013, le leader historique d’Ennhada, Rached Ghannouchi, acceptait enfin de parapher celle-ci et, corollairement, de céder le pouvoir à un gouvernement de technocrates « apolitiques » indépendants des partis auxquels incombera l’adoption de la Constitution et la mise en oeuvre d’un calendrier électoral sensé sortir le pays de l’inextricable impasse politique qui prive la Tunisie d’institutions efficientes. Le 25 octobre suivant, le gouvernement du premier ministre Ali Larayedh annonçait son intention de démissionner. Alors que les rues de Tunis et de Sidi-Bouzid voyaient défiler des milliers de manifestants appelant le gouvernement à « dégager », une dizaine de gendarmes tombaient sous les tirs de salafistes.
Une société paralysée par ses antagonismes
Née dans l’euphorie, la révolution parvient difficilement à tracer les contours d’un cadre normatif qui puisse fonder, à plus long terme, la vie démocratique, comme si la société tunisienne n’avait pu échapper à la logique binaire et manichéenne de l’affrontement entre deux pôles idéologiques dont les bras de fer récurrents minent toute possibilité d’instituer, sur la base d’une véritable culture démocratique, un dialogue salutaire sur ce qui les divise. Sans constitution et sans parlement, la Tunisie est aussi structurellement traversée par des lignes de fractures sociales et régionales[viii] que feignent d’ignorer la plupart de ses dirigeants dont l’incompétence en matière économique a été largement occultée par le débat moral et identitaire. C’est en effet principalement sur la laïcité et la nature de l’État que les discussions achoppent depuis l’élection de la constituante, accélérant ce qui ressemble à une lente, mais irréversible descente aux enfers ; « l’exception culturelle tunisienne »[ix] faite d’humanisme et de tolérance n’ayant été, pour plusieurs, qu’une tragique illusion.
Surdimensionnée par les islamistes, la question religieuse, en se posant comme référent axiologique fondamentalement essentialiste, a travesti la logique du débat public amenant, d’un côté, les modernistes laïcs à adopter une posture intransigeante de moins en moins ouverte au dialogue et, de l’autre, les interprètes rigoristes d’un islam va-t-en-guerre à se faire les thuriféraires d’un retour à la charia. En d’autres termes, l’échec de la transition tunisienne serait largement attribuable à une lutte idéologique qui compromet à la fois la normalisation démocratique et la pérennisation d’institutions propres à réguler pacifiquement l’espace politique.
Au cœur de la méfiance du camp moderniste se trouve l’ambiguïté d’un discours islamiste axé, d’abord, sur le renforcement des piliers de l’islam en concordance avec la charia et, ensuite, sur la volonté de réaliser cet engagement en tout respect du pluralisme et des fondements de la modernité[x]. L’apparente contradiction est visible notamment dans les termes de l’article 136 du projet de constitution (présenté le 24 avril 2013) selon lequel « l’islam est la religion de l’État ». Ce que d’aucuns n’ont pas manqué de souligner au sein de l’opposition, c’est le glissement sémantique immanent au texte soumis qui ne serait plus simplement descriptif mais « prescriptif »[xi]. En posant le principe d’un État « protecteur de la religion » (et non des religions), fondé sur « la volonté du peuple et la supériorité des lois » (article 2), les islamistes brouillent ainsi la frontière entre l’État de droit et un État des lois[xii]. L’islam (et non la constitution), en tant que religion d’État, deviendrait le référent inaliénable « des lois » auxquelles l’État aurait à arrimer sa conduite : l’inadéquation entre l’identité religieuse de l’État et la transcendance du droit étant ici pour le moins patente.
Le principe de liberté de conscience inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme à l’article 18 serait, quant à lui, contourné par la vague affirmation de la « liberté de croyance » qui ne semble pas impliquer la liberté de sortir d’une religion, d’en embrasser une autre ou tout simplement de n’en avoir aucune. À ces manœuvres s’ajoutent les tentatives avortées de revoir les articles relatifs au statut de la femme, Ennhada ayant préféré (avant de reculer) inscrire dans la constitution la « complémentarité » des sexes plutôt que l’égalité.
Le déclin d’Ennhada
Tout cela explique pourquoi les milieux séculiers, braqués par l’apparente dérive théocratique, se refusent aujourd’hui à jouer la carte de la confiance à l’égard des islamistes, préférant miser sur les élections à venir. Bien que le pari paraisse justifié et que la débâcle d’Ennhada en elle-même soit porteuse d’ouvertures, il serait hasardeux de la part des oppositions de célébrer trop vite la mort d’un parti dont l’implosion aujourd’hui pourrait se traduire, demain, par des alliances encore méconnues. À l’évidence, la crise actuelle est révélatrice d’un renversement du rapport de force.
Lors des élections d’octobre 2011, Ennhada avait tablé sur son « réseau de résistance passive » dont les mosquées constituaient le ressort. Bien qu’ils n’aient pas vu venir la révolution et qu’ils aient été fort discrets au moment décisif, les islamistes ont su, à travers ce maillage habilement tissé, distribuer des aides tout en propageant un discours conservateur aux accents populistes focalisé sur la tradition et la mise en exergue de l’islam comme matrice identitaire[xiii]. Au sein des couches les plus défavorisées, la soif de croyance et le désir de s’en remettre à dieu après des décennies de « répression laïque » expriment également l’idée selon laquelle la voie religieuse constitue l’unique réponse tant aux souffrances endurées qu’à l’échec d’un modèle de « gouvernance » inspiré de l’Occident.
Cela étant dit, le succès d’Ennhada aux élections, bien que réel (41,47 % des suffrages exprimés), doit être toutefois tempéré du fait que seulement 50 % des Tunisiens se sont inscrits sur les listes électorales[xiv] fragilisant, à terme, la légitimité du projet islamiste. Celui-ci est d’autant plus critiqué aujourd’hui que la question sociale paraît tout aussi insoluble pour les religieux qu’elle ne l’était pour Ben Ali. À l’instar des autres pays arabes, la Tunisie est en effet en pleine transition démographique alors qu’une génération de jeunes, plus instruits que leurs parents, arrive sur le marché du travail sans perspective d’emploi au sein d’une économie déstructurée. De fait, le virage libéral amorcé dans les années 90 a contribué à l’exacerbation des inégalités régionales, rendant très visibles les écarts de développement. Pendant que le littoral voyait se concentrer les investissements autour des plateformes portuaires d’exportation (Tunis notamment) et des zones touristiques disposant d’un aéroport, les régions désindustrialisées du centre tel que Sidi-Bouzid, cœur de la révolution, étaient délaissées[xv]. Contrairement aux Frères musulmans égyptiens dont l’emprise est consubstantielle à un projet social axé sur les défavorisés, Ennhada n’a pas su tirer profit des ramifications sur lesquelles il s’appuyait se conformant ainsi, sans originalité aucune en matière économique, au modèle hérité de gestion libérale qui souffle tout aussi intensément sur cette région du monde. Entre autres effets délétères de l’impuissante gouvernance islamiste et des prescriptions du Fonds monétaire international : des taux de chômage variant, d’une région et d’une catégorie à l’autre, de 16 à 37 % [xvi].
Dans un tel contexte, des franges croissantes des classes défavorisées, refoulées hors des marges du débat démocratique, tendent à se radicaliser. Comme le font remarquer certains, la nouveauté c’est que le sentiment d’exclusion est aujourd’hui beaucoup plus marqué qu’il ne l’était à l’époque de Bourguiba du fait que la pauvreté n’est plus une « cause nationale » appelant, de manière transcendante, le peuple à se mobiliser face à ce défi collectif. Vécue sur le mode libéral de l’isolement et de l’enfermement[xvii], elle se traduit, dans ses épisodes récurrents de chômage et de précarité, par un niveau élevé de frustration et, chez les plus jeunes (avec ou sans diplôme), d’une quête identitaire source des pires dérives.
Les partis de gauche ne sont pas seuls à vouloir capitaliser sur le mécontentement. Y voyant un terreau propice, les groupes salafistes sont parvenus au cours de la dernière année à recruter des nouveaux adeptes divisant l’ensemble de la mouvance islamiste et polarisant les forces constitutives d’Ennhada sur la stratégie à adopter dans le contexte de la présente crise. Déchiré, ce parti doit ainsi composer avec deux courants de moins en moins aptes au compromis. Favorables au dialogue avec les formations politiques non religieuses, les « pragmatiques » ont maille à partir avec l’aile dure du parti d’emblée hostile aux « mécréants » laïques qu’elle fustige au point de manifester dans les rues de Tunis aux côtés des salafistes. Ce type de rapprochement n’est pas sans conforter tous ceux pour qui Ennhada n’est que le cheval de Troie des fondamentalistes radicaux. Qui plus est, les risques inhérents à une lutte fratricide au sein du parti expliquent sans doute pourquoi les dirigeants d’Ennhada ont faire preuve, jusqu’à maintenant, d’une déconcertante indécision face à la montée de la violence, refusant de condamner formellement celle-ci et tergiversant quant aux moyens à prendre pour la combattre. Les événements récents semblent cependant indiquer un changement de cap.
Le spectre du salafisme
En s’ouvrant à l’islamisme politique légitimé, dans sa version légale, par Ennhada, la République tunisienne est devenue, contre toute attente, une terre de prédilection pour les interprètes et prêcheurs d’un islam rigoriste. Doctrine puritaine issue de Wahhabisme, le salafisme (salaf signifiant ancêtre ou prédécesseur) se déploie d’abord à travers une mouvance quiétiste qui investit le champ politique : l’intégrisme s’exprimant ainsi dans une pratique rigide de la prière et du jeûne puis l’élaboration d’un système codifié d’injonctions allant de la criminalisation du blasphème à une stricte séparation des sexes dans l’espace public[xviii]. Prosélytes, les salafistes sont surtout très attachés au caractère normatif de la religion et, corolairement, à l’imposition drastique de la charia. Plaçant la dévotion au centre de leur vie, les piétistes ne sont pas tous forcément engagés dans la lutte armée bien qu’ils partagent avec les djihadistes un même objectif, soit de voir triompher le califat par-delà les frontières nationales. Selon certaines sources, Ansar Al-Charia (Les partisans de la Charia), le groupe djihadiste le plus puissant en Tunisie, serait en mesure de mobiliser 50 000 personnes. Disposant d’un réseau de 500 mosquées et de camps d’entraînement, l’organisation entretiendrait, de plus, des liens avec Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Depuis 2011, 3000 à 5000 djihadistes tunisiens auraient d’ailleurs fait la navette entre leur pays d’origine et la Libye (considérée désormais comme une base arrière) pour combattre ensuite dans les rangs de la résistance syrienne. Présents dans les universités où ils parviennent à convertir certains étudiants, les « barbus » recrutent surtout dans les zones périphériques des centres urbains chez des jeunes que les faits d’armes des djihadistes fascinent ; la guerre représentant un exutoire et la violence, une manière de se positionner politiquement[xix].
Investis dans une espèce d’entreprise de colonisation du paysage, les salafistes n’ont jamais été aussi visibles et menaçants, ce qui suscite la peur au sein de l’opposition, mais aussi, depuis peu, de l’inquiétude dans les rangs d’Ennhada. Aux exécutions d’hommes politiques s’ajoutent le meurtre sordide, en mai dernier, d’un commissaire de police de Jebel Jeloud et la multiplication d’attaques que mènent en plein jour des commandos contre les forces de l’ordre apparemment désorganisées. Menaces de mort répétées contre des journalistes et des intellectuels, assassinats de gendarmes, découverte d’explosifs et de caches d’armes : tout cela nourrit les craintes d’une guerre civile voire d’un « scénario à l’algérienne », expression sans équivoque d’un sentiment d’insécurité croissant.
Or, en dénonçant comme ils l’ont fait en juin 2013 un « complot terroriste », les principaux leaders d’Ennhada se sont plus ou moins consciemment engagés sur la voie de la rupture avec le bras armé du djihad qu’ils se croyaient, à tort, capables de contrôler. À posteriori, c’est plutôt l’impression inverse qui a joué contre les « colombes » islamistes, instrumentalisées aux yeux de plusieurs par les « fous de dieu ». Se sentant trahis avec ce qui leur apparaissait comme un recul du gouvernement sur la constitutionnalisation de la charia[xx], les djihadistes se sont totalement autonomisés, agissant, tels des électrons libres, avec la guerre pour seul agenda.
La recomposition du champ politique
Ennhada arrive donc à un tournant de son histoire que des événements imprévus pourraient précipiter. Son instance décisionnelle, le Majlis el-Choura (sorte de directoire), est encore dominée par des faucons qui persistent à croire que le parti à tout intérêt à ménager la frange radicale de son électorat. Idéologues obscurantistes, ce sont eux qui, depuis le début de la crise, refusent toute concession, amenant Rached Ghannouchi à tenir sciemment un double langage, comme si la duplicité pouvait constituer une politique. Face à la fronde contre le gouvernement, la Choura a choisi la fuite en avant, poursuivant les nominations partisanes dans des postes clés de l’appareil d’État et lâchant, contre les militants de l’opposition, les Ligues de protection de la révolution (LPR)[xxi]. Paniqués à l’idée d’être détrônés, les ultras font le pari risqué que la discipline, qui fut jadis garante de la solidarité des islamistes, inocule le parti contre toute forme d’éclatement.
Sur le terrain de la légitimité démocratique, avec en toile de fond des élections imminentes, l’hypothèse d’une transfiguration d’Ennhada paraît pourtant plausible. Certes, bien qu’il ne soit pas encore consommé, le divorce entre salafistes et islamistes apparaîtrait ainsi irréversiblement inscrit dans le processus de transition en cours. Nébuleuse aux contours imprécis, le salafisme lui-même n’est pas exempt des tensions qui naîtront du chaos. En effet, si la violence a contribué à mobiliser les forces démocratiques, elle risque - par effet d’engrenage - de jouer dans la régulation du jeu politique, tirant les islamistes « pragmatiques » vers le centre et précarisant à long terme les assises populaires des apologistes du djihad[xxii]. Animé par un sentiment d’urgence devant le risque d’anarchie, le courant « islamo-démocrate » s’est montré d’ailleurs plus ouvert au dialogue. Enclins à partager le pouvoir et tisser des alliances plus larges, ces islamistes ont apparemment pris conscience qu’au-delà de leur attachement à la religion, la stratégie du pire - celle de l’enlisement - est aussi la pire des stratégies. En atteste la fissuration bien réelle du noyau d’électeurs fidèles à Ennhada. En effet, des sondages menés au plus fort de la crise (octobre 2013) accordaient 34 % des intentions de vote à Nidaa Tounes (l’Appel de la Tunisie) contre 30 % à Ennhada[xxiii]. Aussi l’éventualité d’une défaite aux législatives pose-t-elle, avec plus d’acuité, toute la question de l’union sacrée des islamistes condamnés, à terme, à accepter – principale pierre d’achoppement - le principe de l’alternance. Au final, l’avenir d’Ennhada, dans sa forme actuelle, résiderait donc dans la plasticité de ses principes politiques que le parti tend à confondre à une eschatologie théologique peu compatible avec les règles de la démocratie.
En somme, la Tunisie semble avoir vécu, en accéléré, l’expérience de ce qui se présentait au départ comme un modèle de gouvernance islamique compatible avec les règles intrinsèques de l’État de droit. Forme de passage obligé dans un pays où l’attachement à l’islam est fortement enraciné, l’élection d’Ennhada revêtait un caractère original en ce qu’elle postulait, dans le respect du droit et des libertés, la fusion du religieux et du politique. Pour de nombreux électeurs, ce parti incarnait cet « islam light » porteur, sur le plan de la fondation, d’un référent commun propre à guider les conduites individuelles et celles de l’État. Paradoxalement, en se conjuguant à la violence des salafistes, l’échec d’Ennhada risque de recentrer l’enjeu théologico-politique en cantonnant la religion au statut de foyer culturel et de pratiques purement privées. En d’autres termes, la faillite de l’islam politique à prétendre être l’unique source de légitimité entraînera, à long terme sans nul doute, la normalisation inéluctable des partis islamiques forcés de s’en tenir au jeu de la compétition électorale, relayant - du coup - toute velléité théocratique au rang de repoussoir[xxiv].
L’attente
Au bord du gouffre, la Tunisie doit conjurer pour l’instant le péril bien réel de la régression qu’enfantera, dans sa logique à la fois paroxystique et implacable, la montée des extrêmes. Reflet d’une situation fluide et sans cesse changeante, la reprise des négociations, le 26 octobre, laisse espérer qu’au-delà des calculs stratégiques induits par l’idéologie, les démocrates de tous les horizons sauront faire preuve de lucidité à l’égard d’un rapport de force qu’ils ont intérêt à construire pour contrer les salafistes et préserver ce qu’il reste de cohésion nationale : le risque de capotage étant par ailleurs aussi grand que ne l’est la méfiance entre les parties. À cet égard, la démission du gouvernement d’Ali Larayeth et son remplacement par un cabinet « apolitique » formé de technocrates marque néanmoins un premier pas vers le dénouement de la crise. Selon les termes de la feuille de route, une fois la constitution adoptée, le pays sera appelé à élire une assemblée législative puis un président.
Or la tâche qui attend le prochain gouvernement est colossale au sens où il ne peut être question d’une « stabilisation » de la situation politique sans que l’État, tel que l’entendaient ceux qui ont fait la « révolution du jasmin », ne se consacre enfin à la lutte contre les inégalités sociales et géographiques. Si la question religieuse, dans son intelligibilité, échappe au seul déterminisme économique, le vivier salafiste ne saurait se reproduire sans s’alimenter des horizons bouchés de ceux qui s’y réfugient. Aucun gouvernement ne pourra donc – durablement - répondre à la violence sans à la fois s’appuyer sur de larges coalitions et une politique de développement propre à « court-circuiter » les mécanismes de sa reproduction.
Entre-temps, les Tunisiens fondent leur espoir dans le « dialogue national » que viennent d’entreprendre les belligérants d’une classe politique contrainte par l’urgence. Garante d’une culture démocratique émergente, la société civile tunisienne s’est d’ailleurs montrée prompte, ces derniers jours, à manifester en dépit des menaces. Source d’espoir en ces temps d’incertitude et plus branchés sur le monde que ne l’étaient les membres des générations précédentes, de larges pans de la jeunesse tunisienne, de par leur capacité à se mobiliser massivement dans de courts délais, ont constitué depuis le début de la révolution un rempart face à l’empressement des conservateurs à passer outre les règles de droit. Contre la force des armes et l’intimidation, ils opposent la même détermination et une témérité d’autant plus forte qu’il y trois ans, ils faisaient tomber une dictature. Irriguant tout le pays, l’impatience se maria à la soif de liberté, constituant ensemble le ferment de l’insurrection. Trois ans d’attente en vain suffisent aujourd’hui à nous convaincre qu’en Tunisie, la révolution reste à faire