C’était une grand-mère normale de Gaza, une grand-mère moyenne avec neuf enfants et une quarantaine de petits-enfants. Pas plus pieuse que les autres, mais quand même une bonne musulmane et une patriote. Dans le quartier, on respectait cette famille dont deux des enfants avaient été tués lors d’attaques israéliennes sur ce camp de réfugiés. Et puis elle avait un autre fils en prison depuis quelques années. Ce n’étaient pas des terroristes, dans le sens où ils ne faisaient pas partie d’une organisation structurée, mais dans ce camp tout le monde est militant. Alors la semaine dernière la grand-maman a fait ses adieux à ses enfants, elle a enregistré une courte déclaration sur vidéo et bang ! elle est allée se faire exploser près de deux soldats israéliens.
Je vous le dis, ce n’était ni une illuminée ni une militante radicale du Hamas. En fait, elle ne faisait pas partie du mouvement extrémiste. En 1993, lors de la signature des accords d’Oslo, elle avait pleuré de joie, puis elle avait célébré et mis des fleurs devant le portrait d’Arafat. Elle connaîtrait la paix et la Palestine avant de mourir. Et il y avait de l’espoir aussi pour ses fils qui avaient reçu des bourses d’études du Hamas et qui étaient entrés à l’université. Avec un peu de chance, elle vivrait ses dernières années ailleurs que dans ce camp où elle était née dans les années 1950 et reverrait peut-être la maison de ses parents à Haïfa. Mais des fous religieux avaient organisé l’assassinat de Rabin en 1995 et tout avait commencé à aller mal.
Peres, au lieu de mettre fin aux activités des extrémistes religieux tenta plutôt de les amadouer. Les partis religieux prenaient de plus en plus de place et les colonies de plus en plus de terres. Netanyahou, un radical de droite, mit au congélateur les accords d’Oslo. Les copains d’Arafat s’enrichissaient, les fonctionnaires n’étaient pas toujours payés et dans le camp de réfugiés, le Hamas faisait encore dans la charité, mais aussi dans la guerre et l’attentat. En 2000, Barak se retira du Liban. À Gaza, on considéra cela comme une victoire du Hezbollah. Cela encouragea ceux qui voulaient le djihad. La grand-maman commençait à déchanter. Puis il y a eu Sharon et le début de la deuxième Intifada, parce que, c’était évident, Oslo et l’espoir étaient morts. Elle perdit un fils et puis deux. À la douleur succéda une sorte de fierté. Elle priait de plus en plus et, tout à coup, elle découvrit qu’elle haïssait les soldats israéliens qui, pour éliminer un militant du djihad, tuaient sans état d’âme une dizaine de civils innocents. Elle n’aimait pas ce sentiment de haine qui lui avait toujours été étranger, mais puisqu’il semblait qu’on la haïssait elle, elle avait sûrement le droit d’en faire autant même si elle croyait que Allah avait créé tous les hommes et que tous les hommes étaient les enfants de Dieu et du Prophète. Finalement, il y eut cette guerre atroce et injuste au Liban, des milliers de victimes pour trois soldats enlevés. Décidément, se dit-elle, ce Olmert, il nous considère comme de la vermine, comme de la mauvaise herbe qu’on doit éradiquer. Elle ne voyait que du noir à l’horizon et sentait son cœur se transformer en caillou dur. Quelques jours auparavant, elle avait servi de bouclier humain pour protéger quelques militants réfugiés dans une mosquée. C’est peut-être à ce moment qu’elle prit sa décision. Voilà comment l’aveuglement israélien transforme des grands-mères normales en assassines.