Tabac tabou

jeudi 28 mai 2009, par Pierre Trudel

Les cigarettes non-taxées produites et vendues dans les territoires mohawks prolifèrent et le crime organisé infiltre cette industrie. Kahnawake cherche enfin à se doter de règles de transparence et d’équité. Pourquoi le Québec n’en profite pas pour négocier une entente sur la fiscalité avec les Mohawks, plutôt que de ne rien faire et de contribuer ainsi au problème ?

Quatre cigarettes sur dix grillées au Québec proviennent de la contrebande. Une bonne partie de ces cigarettes est fabriquée et vendue à Kahnawake, Akwesasne et Kanesatake. C’est ce que révélait récemment une enquête de The Gazette. L’industrie du tabac de Kahnawake produit désormais plus de cigarettes qu’Impérial Tobacco, affirme un commerçant mohawk, cité par le journaliste William Marsden. On transporte, on fabrique et on vend ; deux mille emplois sont ainsi créés, souvent occupés par des non-autochtones. On peut blâmer les Mohawks parce qu’ils nuisent à la santé publique en rendant accessibles autant de cigarettes à bas prix. Comment cependant leur reprocher cette belle réussite en matière de développement économique et de création d’emplois dans une « réserve indienne » ?

Les Amérindiens ne cultivent pas le tabac, qui provient souvent de l’extérieur du Canada pour y entrer illégalement. C’est la vente sans taxes du tabac qui se trouve à la source de ce « succès commercial », activité toujours illégale aux yeux des gouvernements.

Une question de gros sous et de santé publique

Les enjeux sont considérables. Les revenus du Québec sont amputés de trois cents millions par année, sans parler des coûts de santé résultant de ce tabagisme à bon marché. La cartouche de cigarettes se vend 20 $ plutôt que 70 $ ou 90 $. Et c’est encore moins cher si les cigarettes sont vendues en vrac dans des sacs de plastique… Si de bons pères et bonnes mères de famille occupent certains de ces emplois, The Gazette rapporte par contre que le crime organisé a infiltré l’industrie du tabac mohawk. Le reportage, paru le 28 mars 2009, a suscité de fortes réactions à Kahnawake. Deux poids lourds de la communauté, la chef du Conseil mohawk de Kahnawake, Rhonda Kirby, et l’ancien éditorialiste Kenneth Deer, sont aussi d’avis que le crime organisé est bien implanté à Kahnawake. Deer croit toutefois que ce reportage en dit peu sur le fait que le crime organisé est bien canadien, plutôt que mohawk ; surtout, il critique l’absence de piste de solution au problème, soit une entente entre les gouvernements. Ce qui est plus inquiétant, cependant, c’est que l’association qui tente de représenter les intervenants de « l’industrie du tabac » semble nier la présence du crime organisé. Elle renvoie tout le problème aux gouvernements et dénonce The Gazette pour avoir sali, encore une fois, la réputation de tous les Mohawks

Les médias francophones du Québec tardent à nous informer adéquatement sur cette question. Cela rappelle la crise de la contrebande des années 1990. Dans les médias francophones, l’accent était mis sur le rôle des Mohawks. Le thème privilégié consistait à dénoncer le fait que des Québécois étaient mis en état d’arrestation lorsqu’ils vendaient du tabac de contrebande, pendant que des Mohawks continuaient leurs activités en toute impunité. Les médias anglophones, quant à eux, soulignaient plutôt la question de la santé publique et le lien entre le prix des cigarettes et la consommation de tabac. Le rôle déterminant des grandes compagnies de cigarettes avait été rapporté bien des années après la crise. Certaines de ces compagnies sont toujours poursuivies en cour, d’autres ont payé en 2008 plus d’un milliard de dollars d’amendes ! Et leur complicité semble se poursuivre : dans l’État de New York, pour l’année 2007-20008, le quart des ventes de cigarettes fabriquées par les grandes compagnies s’est produit dans les territoires amérindiens.

Une entente politique est possible

Il est clair que la solution ne se trouve pas strictement dans l’application de la loi. Les succès récents de la SQ et de la GRC dans l’arrestation des runners, qui fournissent du tabac aux entrepreneurs de Kahnawake, créent des pénuries pour ceux qui fabriquent des cigarettes. Cela pousse des membres de l’Association du tabac de Kahnawake (KTA) à entrer dans la légalité canadienne et québécoise, comme le font déjà certains Mohawks, en demandant des permis officiels d’achat de tabac et de fabrication de cigarettes.

Le temps semble propice pour négocier une entente sur ce vieux problème, qui loin d’être seulement québécois, est aussi nord-américain.

Certains États américains ont trouvé la solution dans le partage des taxes avec les Premières Nations, ou dans l’établissement de quotas de vente. Dans l’État de New York, la nation Sénéca a réussi à contrôler le problème en obligeant les commerçants à obtenir des timbres qu’ils apposent sur tous les paquets de cigarettes vendus. Si les commerçants ne se plient pas à cette exigence, ils sont arrêtés par les policiers autochtones. Les timbres apportent des revenus à la Première Nation, tout en réduisant l’infiltration par le crime organisé. Kahnawake envisage de s’inspirer de ce modèle pour enfin établir des règles de transparence dans cette industrie du tabac qui ne cesse de croître.

Plus près de nous, les Chefs des Premières Nations de l’Ontario ont conclu une entente en février 2008 sur la taxation du revenu du casino Rama. Ces bandes ont réduit leurs demandes dans le domaine de la fiscalité en échange de l’engagement de l’Ontario d’injecter trois milliards de dollars sur 25 ans en fonds publics dans 134 communautés autochtones. Communautés qui en ont bien besoin !

Si ce genre d’entente se réalise à nos portes, pourquoi n’y en a-t-il pas de semblable au Québec sur la question du tabac ? Trois cents millions de taxes perdues, multipliées par quatre ans, nous voilà arrivés à plus d’un milliard de dollars ! Pour le Québec, Louis Bernard a déjà négocié avec Kahnawake sur cette question de la fiscalité. Pourquoi n’y a-t-il pas de négociation présentement ? Est-ce un tabou ? De l’information continue et équilibrée mettrait de la pression sur les autorités politiques responsables, y compris celles des Mohawks. Une « Paix des Braves » avec les Mohawks mènerait à une « paix du tabac » qui pourrait réduire les dommages en santé et profiter à tous, sauf au crime organisé !


L’auteur enseigne l’anthropologie au cégep du Vieux Montréal et est spécialiste des questions autochtones.

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