Bosnie-Herzégovine - La maison de la docteure Svetlana Broz à Sarajevo est toute simple, avec des murs de crépi couleur paille et un toit pointu de tuiles rouges. Demeure typique des Balkans, semblable aux maisons de la légendaire Syldavie des aventures de Tintin. Rien ne la distingue des habitations voisines. Svetlana Broz reçoit allongée ce jour-là, le pied posé sur un coussin. Son assistante Zeki sert le rituel café turc dans de minuscules tasses de porcelaine. En souriant, docteure Broz ironise : « Je suis désolée, j’ai été maladroite ; je me suis cassé l’orteil. »
La vie douillette de la petite-fille de Tito a pris un tournant décisif lorsque les guerres qui ont déchiré l’ex-Yougoslavie dans les années 1990 ont éclaté. Svetlana Broz pratiquait alors la cardiologie à l’hôpital militaire de Belgrade. Révoltée par l’indifférence de tous vis-à-vis des massacres commis, elle décide d’agir. Dès qu’elle le peut, les fins de semaine ou les jours de congé, elle quitte la capitale et se rend au-delà de la frontière serbe « soigner qui en avait besoin, sans poser de question ». « La Bosnie-Herzégovine avait toujours été le symbole de l’harmonie dans notre pays multiethnique et multiconfessionnel. La Yougoslavie de mon enfance s’écroulait. »
Dans les hôpitaux de campagne, Svetlana Broz soigne les corps brisés par le génocide, la purification ethnique, les viols collectifs, les camps de concentration, les massacres et autres tortures. Elle comprend « à quel point les âmes sont meurtries et combien chacun porte en soi une douloureuse histoire. De temps en temps, un geste fraternel ramène l’espoir. » Car certains blessés confient au médecin les petites bontés ou les actes héroïques que d’autres ont eu à leur égard, sans tenir compte de leur origine ou de leur foi.
Svetlana Broz veut conserver ces précieux témoignages et sort sa vieille enregistreuse, vestige de son passé de journaliste. Le médecin devient chroniqueuse et passe à l’action. Elle recherche des témoins, des gens ordinaires qui pendant la guerre ont côtoyé des « justes », qu’ils soient croates, serbes ou bosniaques.
Les témoignages ainsi rassemblés sont publiés sous forme de livre en Bosnie. Traduit en anglais, en tchèque, en polonais et en allemand, le recueil paraîtra sous peu en slovène, alors que vient de paraître la version française : Des gens de bien au temps du mal. Témoignages sur le conflit bosniaque (1992 - 1995) (Charles Lavauzelle, 2005). « En mars 1999, j’étais fière d’enfin lancer mon livre à Belgrade, ma ville natale, lorsque les frappes de l’Otan sur la Serbie ont commencé et nous avons dû annuler l’événement. Pas de chance ! »
En 2000, elle démissionne de son poste et quitte Belgrade. « J’ai voulu vivre en Bosnie-Herzégovine, parmi les gens que j’avais soignés et dont j’avais recueilli les touchants témoignages. » Elle choisit Sarajevo, sur les collines fleuries de la plus orientale des villes européennes, où pendant 500 ans ont cohabité en paix différentes communautés et où se côtoient encore aujourd’hui, malgré les drames récents, mosquées, synagogues, églises catholiques et orthodoxes.
Nombreux étaient les Yougoslaves à apprécier l’esprit de tolérance de Sarajevo. Bâtie le long de la rivière Milijacka, entre les échoppes du grand bazar turc et les résidences de l’empire austro-hongrois, la ville multiethnique se souvient de son héritage ottoman et respecte la komsiluk, la tradition de bon voisinage. Mais dans les espaces publics, les cimetières improvisés et les tombes musulmanes sont trop nombreuses et trop blanches pour faire oublier le récent siège de trois ans que la ville a connu.
Svetlana Broz, née en 1955 dans la plus célèbre famille de la région, a été élevée dans le respect du multiculturalisme. Son grand-père était le maréchal Tito - Jozip Broz. Il a dirigé le pays d’une main de fer jusqu’à sa mort en 1980, pesant de tout son poids pour éteindre les nationalismes latents dont il craignait les égarements. Peut-être aurait-il mieux valu écouter les exigences des différents États-nations et leur laisser un peu de place pour respirer...
Sautillant sur son pied valide, Svetlana Broz insiste pour faire les honneurs de son pays d’adoption. À plusieurs kilomètres de Sarajevo, à la frontière, l’élégant pont ottoman de Mostar a été détruit par l’armée croate en 1993. Accoudée au parapet du pont récemment reconstruit à l’identique, le médecin regarde couler la Neretva vers la mer Adriatique. Mais les tensions entre les Croates catholiques d’un côté et les Bosniaques musulmans de l’autre sont toujours vives. De vieux messieurs aux yeux humides viennent remercier Svetlana Broz de s’être installée dans leur pays. Dans un soupir, ils ont un bon mot à l’intention du regretté Tito dont ils s’ennuient encore.
Rien n’est simple dans les Balkans dont le mot turc fusionne la douceur du miel (bal) aux exigences du sang (kan). Dans le salon de Svetlana Broz à Sarajevo, il n’y a pas de toiles de grands maîtres accrochés aux murs mais, entourant un portrait à la sanguine représentant Tito, des aquarelles et des encres représentant des ponts, symbole d’unité et de paisible harmonie entre voisins.