Partout au Liban, la situation reste fragile. Dans les villes majoritairement sunnites de Saida (sud) et Tripoli
(nord), des manifestations sont organisées contre le Hezbollah. Cette « reconfessionnalisation » de la politique divise la population musulmane entre chiites et sunnites. Elle aggrave aussi les tensions dans la capitale, notamment dans une vaste zone entre les quartiers Shiah et Roummaneh, où les jeunes chiites et les jeunes chrétiens Maronites aiment s’invectiver et se lancer des pierres.
Des incidents graves sont parfois survenus, comme lors de l’affrontement à l’université arabe à Tariq Jadideh, le 25 janvier. Des étudiants sunnites et chiites se sont affrontés, les armes à la main. Ailleurs, les partisans chrétiens du général Aoun (allié du Hezbollah) combattent d’autres factions chrétiennes comme les phalangistes.
Faut-il s’étonner que beaucoup de Libanais aient peur de voir leur pays replonger dans la guerre civile ?
Espoirs déçus
En 1992, la guerre civile a pris fin avec la signature de l’Accord de Ta’if, qui prévoyait un partage du pouvoir entre communautés et factions. Appuyé par les pays occidentaux, cet accord donnait un rôle important à la Syrie pour maintenir la paix, tout en encourageant un processus de réconciliation nationale. Puis, en 2000, l’occupation du sud du pays a pris fin avec le départ de l’armée israélienne, épuisée par la redoutable guérilla du Hezbollah.
Beaucoup de monde pensait alors que le Liban renaîtrait de ses cendres. Mais des fissures moins apparentes étaient déjà à l’oeuvre. La reconstruction entreprise par le premier ministre Rafik Hariri a favorisé quelques groupes privilégiés, en plus d’avantager les centres urbains au détriment des banlieues pauvres et des régions périphériques peuplées majoritairement de chiites. Ceux-ci, peut-être encore plus qu’avant, sont devenus dépendants d’un vaste État dans l’État qui leur assure la sécurité mais qui, aussi, offre les services de santé et d’éducation. Deux sociétés libanaises se sont ainsi reconstituées dans un processus d’exclusion sociale et économique.
Malgré tout, les problèmes intérieurs du Liban ne prendraient pas une tournure si dramatique sans l’influence de la géographie. Depuis 1948, en effet, le Liban vit dans un état de confrontation permanente avec Israël. Pendant longtemps, on a pu croire que le conflit était lié à la présence de centaines de milliers de réfugiés palestiniens sur le territoire libanais. Mais depuis déjà plusieurs années, les Palestiniens représentent un facteur politique (et militaire) négligeable au Liban.
En substance, selon l’historien Georges Corm, « l’existence d’un Liban multiconfessionnel et démocratique est antinomique avec la vision israélienne des choses ». D’où le rêve israélien de voir le Liban éclater en « cantons » confessionnels dressés les uns contre les autres. Face à cette situation, d’autres voisins du Liban se sentent menacés. La Syrie tente d’y exercer une influence de grand frère, en jouant sur le fractionnement de la société et du monde politique libanais. Aux prises avec ses propres contradictions intérieures, le régime syrien n’a pas eu la main légère au Liban, au cours des dernières années, en tentant d’imposer ses vues.
Bush et la réingénierie du Moyen-Orient
Les problèmes libanais, couplés aux rivalités régionales, ont pris une autre tournure après le 11 septembre 2001. Certes, le Liban est loin de l’Irak et de l’Afghanistan. Mais il est engouffré dans la crise. L’administration Bush veut procéder à la « réingénierie » du Moyen-Orient. Elle veut restructurer le Liban en y installant une nouvelle équipe conforme à ses intérêts et à ceux Israël.
Au lieu d’apaiser le jeu, Washington attise les contradictions interlibanaises en les dirigeant contre la Syrie, les Palestiniens, l’Iran. La résolution 1559 du Conseil de sécurité de l’ONU, adoptée en 2004 grâce au forcing américain et à la capitulation de la France, exige non seulement le départ du contingent syrien, mais aussi le désarmement du Hezbollah. Pour une majorité de Libanais, ces conditions ne pouvaient qu’aggraver les tensions existantes.
Peu après, le gouvernement se disloque. Après l’assassinat du premier ministre Hariri, en 2005, la « coalition du 14 mars » réclame le départ des Syriens tout en s’efforçant de marginaliser le Hezbollah. Le cycle des manifestations s’est alors enclenché, sans pourtant que le Hezbollah ne démontre des signes de faiblesse, bien au contraire.
Dans ce contexte survolté, Washington a donné le feu vert à Tel-Aviv pour en découdre au début de l’été dernier. Une occasion lui a été servie avec le raid du Hezbollah ayant entraîné la mort et l’enlèvement de soldats israéliens dans la zone des « fermes de Shaba », un territoire occupé par Israël. Aussitôt, le plan israélien a été déclenché avec une orgie de destructions. Pendant que Washington bloquait le processus à l’ONU, Tel-Aviv espérait en finir une fois pour toutes avec le Hezbollah, avec l’appui de l’Arabie saoudite, de la Jordanie et de l’Égypte.
À la surprise générale, le Hezbollah a tenu le coup, infligeant de lourdes pertes à l’armée israélienne et déstabilisant toute la partie nord d’Israël. Un mois plus tard, devant l’impasse, Israël s’est retiré. Sous inspiration américaine, une nouvelle résolution (1701) ordonnant le cessez-le-feu et le renforcement de la force d’interposition (la FINUL) a été adoptée par le Conseil de sécurité. Partie remise pour les uns, victoire symbolique du Hezbollah pour les autres, la dernière guerre a détruit une grande partie de l’infrastructure du Liban. Mais, surtout, elle a anéanti les espoirs d’une paix durable.
Le Liban a été ramené 20 ans en arrière.
Face à face menaçant
Le premier ministre libanais, Fouad Siniora, accuse le Hezbollah d’être responsable des malheurs actuels de son pays. De plus en plus, un discours haineux est entendu contre les chiites. Avant d’être assassiné, le député Pierre Gémayel disait même que la « seule population de qualité au Liban est la communauté maronite ». Alors que les déshérités occupent le centre de Beyrouth, les beaux quartiers se mobilisent contre la « racaille » qui vient de la dahiya (les banlieues chiites).
De son côté, le Hezbollah est convaincu d’avoir le droit pour lui. Il ne doute pas que sans sa force de dissuasion, l’armée israélienne occuperait Beyrouth, comme en 1982, lorsque des massacres atroces ont été commis contre des civils. Le leader du Hezbollah, Sayyid Nasrallah, est cependant placé devant un dilemme. Car son ambition de transformer son organisation en un mouvement de libération nationale est contredite par la composition de sa base.
Certes, une coalition large s’est constituée autour de Hezbollah, incluant notamment le Parti communiste libanais (PCL), qui garde encore une certaine implantation. Sous l’impulsion du PCL, la Confédération générale du travail (CGT), le plus important syndicat, s’est mobilisée récemment contre le gouvernement Siniora. Il voulait ainsi dénoncer l’empressement du gouvernement à s’aligner sur les prescriptions et les conditions imposées par le FMI et par les pays donateurs réunis à Paris, soi-disant pour « aider à la reconstruction du Liban ».
Malgré tout, la nature de la confrontation prend de plus en plus une connotation confessionnelle, largement entretenue par ceux qui veulent détruire le Liban.
Avant la prochaine tempête
Dans le sud du pays, les forces de la FINUL sont sur la corde raide. Les États-Unis voudraient qu’elles partent en guerre contre le Hezbollah, ce qui est plus facile à dire qu’à faire. Le commandement français des Casques bleus tend à interpréter la chose différemment. Récemment, il est venu à un cheveu de tirer des missiles contre des avions israéliens qui ne cessent de violer l’espace aérien libanais.
Le Hezbollah, entre-temps, garde un profil bas. Il cherche à éviter toute provocation, tout en affirmant qu’il n’est pas question de désarmer dans les circonstances actuelles. Les capacités militaires du Hezbollah ont certes été affectées par la guerre de 33 jours, mais personne ne doute que ses forces sont encore considérables. Pour ces raisons, des tractations en coulisse sont en cours entre Washington et divers pays de la région, y compris avec la Syrie et l’Iran. On leur demande poliment de laisser tomber le Hezbollah en échange d’un apaisement des tensions.
Jusqu’à maintenant, la tactique ne fonctionne pas. D’une part, personne ne semble assez naïf pour croire aux promesses de l’administration Bush. De plus, contrairement au cliché répandu par les médias occidentaux, le Hezbollah et la résistance libanaise ne sont pas des pions de Damas ou de Téhéran.
Entre-temps, les Libanais se raccrochent à quelques filets d’espoir. Amr Moussa, le secrétaire général de la Ligue arabe, respecté dans la région, mais détesté par les États-Unis, a proposé une solution. Il suggère d’élargir le cabinet, qui rassemblerait désormais 19 membres de la « coalition du 14 mars » et 10 membres de l’opposition. La proposition apparaît plus que généreuse pour le gouvernement, considérant la donne démographique. Mais pour celui-ci, tout cela n’est qu’un complot pour donner au Hezbollah une capacité de blocage.