À Sarajevo, on attribue une certaine
valeur à l’entente de Dayton puisqu’elle
a marqué la fin d’une guerre
d’expansion impitoyable et absurde.
Cependant, on s’accorde aussi pour
dire que l’après Dayton, mal géré,
n’a pas su éviter l’actuel désastre
démocratique et économique. Les
accords sont mal nés, résultats des
négociations hâtives entre agresseurs
et agressés, conclues en 1995 sous
l’œil bienfaisant des Américains.
En 2004, deux des trois signataires
sont morts, le Croate Tudjman et
le Bosniaque Izetbegovic. Le troisième
larron, le Serbe Milosevic
comparaît présentement devant le
Tribunal pénal international pour
l’ex-Yougoslavie (TPIY). C’est lui qui
imposa ses conditions aux Bosno-Serbes dont les principaux tenants,
Karadzic et Mladic, sont toujours recherchés
pour crimes de guerre. Dans
la Bosnie-Herzégovine d’aujourd’hui,
il y a un large consensus en faveur
d’un Dayton II qui non seulement
corrigerait les faiblesses du premier,
mais permettrait aussi au pays d’accéder d’ici quelques années à un statut
d’État autonome.
En 1992, la majorité des Sarajéviens
ne voyait pas venir la guerre, ne pouvant
concevoir d’être assiégée par ses
« frères » serbes. Pas plus qu’en 1993,
les Bosniens [1]
n’ont pressenti l’attaque
des Croates sur le front ouest, à
Mostar, entre autres villes martyres.
Et puis, bien sûr, la population n’était
guère au courant des pourparlers secrets
entre Tudjman et Milosevic qui
voulaient se partager la Bosnie.
En temps de paix, on fait encore fi de
l’opinion des citoyens qui n’ont pas
été consultés lors de la signature des
accords de Dayton, lesquels gouvernent
pourtant leurs vies quotidiennes.
Les seigneurs de la guerre se sont départagés les villes et les villages, les
uns après les autres. Celui-ci appartient
désormais à la partie croatomusulmane,
celui-là à la partie serbe.
Aux déplacés de s’organiser. En
1995-1996, 60 000 personnes sont
ainsi transférées d’un territoire à
l’autre. Des 2,2 millions de réfugiés, quelque 330 000 sont toujours sur
les routes. Ironie suprême, même leur
drapeau sera imposé à la population
par le haut représentant de l’époque,
Westendorp. Dans son dernier film,
Au feu !, le réalisateur sarajévien Pjer
Zalica illustre brillamment, humour
noir oblige, cette tragicomédie bien
amère.
Économie en déroute
En 2004, on ne peut que constater le
fiasco. Des chiffres désolants. Plus de
250 000 morts, dont 17 000 enfants,
environ 50 000 femmes violées. Un
million de mines antipersonnel encore
enfouies. Un taux de chômage
de 50 %, un produit national brut
per capita de moins de 1 700 dollars
US. La pire économie des Balkans,
en deçà des données
de 1990.
Crimes et corruption,
trafic de
drogues, d’armes et
de prostituées vers
l’Europe de l’Ouest.
On chuchote que
la mafia locale est
omniprésente. Un
vrai désastre. La
communauté internationale
diminue
constamment son
aide financière et
restreint le nombre
de ses soldats en
place. Et tant pis si
la présidence collégiale
imposée par
Dayton et composée
de trois membres, un Croate, un Bosniaque et un Serbe, s’avère un vrai casse-tête.
Les jeunes n’ont qu’un rêve, aller
vivre ailleurs - Canada, États-Unis,
Australie, qu’importe - puisqu’ils ne
voient aucun avenir chez eux. Ils ne
songent qu’à grossir les rangs de la
diaspora. Comment rebâtir un pays
si tout le monde l’abandonne ?
L’écrivain sarajévien Aleksandar
Hemon, exilé à Chicago, déclarait récemment en entrevue, lors de
son passage à Montréal : « Pourquoi
retourner à Sarajevo ? Je n’y ai plus personne. Famille et amis sont morts ou
dispersés aux quatre coins de la terre. Je
suis maintenant américain, j’ai épousé
une Américaine, ma vie se passe aux
États-Unis. » [2] Même son de cloche
auprès de la diaspora de Montréal.
D’autres artistes célèbres de Sarajevo
ont trouvé refuge à l’étranger, tel
Danis Tanovic, réalisateur du film No
Man’s Land, qui a remporté l’Oscar
du meilleur film étranger en 2002, et
qui vit désormais à Paris.
Rester, partir ou revenir
Il y a eu les Bosniaques qui ne sont pas
partis parce qu’ils ne le pouvaient pas.
Ils sont passés du camp de concentration à l’hôpital, nés à la mauvaise place,
du mauvais côté, ou
alors ils étaient sur
le mauvais trottoir,
au mauvais moment.
L’optimiste
Alema Sadikovic est
de ceux-là : « J’ai
été chanceuse. Ni ma mère ni moi n’avons
été violées ; lors de
l’attaque sur le marché
central, je ne suis
pas morte ; les éclats
d’obus que les médecins ne réussissent pas à m’enlever ne
sont pas trop douloureux
», se souvient-elle en pianotant
sur son clavier, navigant sur
Internet, vérifiant les
réservations du petit hôtel Halvat où
elle travaille.
Il y a ceux qui ont résisté et pris les
armes, qu’ils se sont procurées dieu
sait comment puisqu’il y avait embargo,
et qui se sont battus « pour
défendre le pays ». Ainsi raconte Braco
Fazlic qui, pour mieux illustrer son
propos, organise et dirige d’une main
ferme une folle équipée sur l’ancien front
de la guerre 1992-1995. Pour
commémorer et expliquer les combats,
le Commandant bosniaque
exécute un retour sur la ligne de feu
qu’était le mont Igman et revient
dans le tunnel creusé sous l’aéroport
« traversé avec armes ou blessés au
moins un million de fois ».
Et puis il y a ceux qui sont revenus.
Enfants, ils avaient suivi leurs parents
hors du pays et quelques années
plus tard, devenus adultes, ont
choisi de rentrer. Jasenka Perovic,
directrice d’un projet de formation
à distance financé par le Canada et
la Banque mondiale, est revenue des
États-Unis. « Je me sens privilégiée,
déclare-t-elle, enthousiaste. Je reçois
ici une superbe formation gratuite et je
profite d’un apprentissage incroyable
sur les possibilités de communication et
d’éducation de l’Internet. À l’Université
de Sarajevo, nous avons des projets pour
l’ensemble de l’Europe du Sud-est. »
Il y a encore ceux qui ont préféré rester
pendant la guerre. Et ceux qui ont
choisi de venir vivre en Bosnie, après
la guerre. Il y a de l’espoir à Sarajevo.
Mais les mémoires sont longues dans
les Balkans. À Sarajevo, ici et là, au
cœur des éclats d’obus, sur le pavé
ou sur le trottoir, sont peintes des
méroses
rouges, les roses de la mort. À
Sarajevo, le devoir de mémoire est
insistant,
car si récent. Et la douleur,
partout présente.