SANTIAGO - Au petit matin du 14 mai, on annonce qu’un problème technique a entraîné la fermeture de la Ligne 1 du métro de Santiago, la plus achalandée de tout le réseau. Spontanément, dans le centre-ville, la foule qui se pressait autour de l’immense station Las Rejas envahit les rues avoisinantes. Elle improvise une manifestation.
L’explosion de colère à la station Las Rejas ne doit rien au hasard. Depuis l’implantation du plan Transantiago, la station qui sert de point de correspondance au centre-ville est tellement achalandée que les autorités ont dû installer des feux de circulation pour contrôler et parfois fermer l’accès aux quais du métro ! Et l’enfer se poursuit dans les wagons. La densité dépasse parfois sept personnes par mètre carré.
Le 14 mai, la population exaspérée a donné libre cours à sa colère. Mais ce n’était pas la première fois. Depuis trois mois, les manifestations contre le plan Transantiago, celui-là même qui devait révolutionner le transport dans la capitale, sont devenues monnaie courante. La colère est particulièrement vive dans les quartiers pauvres, éloignés du centre.
Étalement urbain et libre marché
La déconfiture du plan Transantiago ne saurait s’expliquer sans un bref retour en arrière. En effet, sous la dictature d’Augusto Pinochet, le développement de la ville de Santiago s’est effectué sous le signe de la déréglementation et du laisser-faire économique. La capitale a connu un étalement urbain débridé, qui a repoussé les populations pauvres loin à la périphérie.
Comme si tout cela n’était pas suffisant, la privatisation des compagnies de transport en commun a entraîné une importante diminution de la qualité des services. Et les gouvernements démocratiques des années 90 ont aggravé le problème en encourageant le transport par automobile, notamment par l’octroi de subvention pour la construction d’autoroutes urbaines, données en concession au secteur privé.
Héritière d’un modèle de développement à la nord-américaine, Santiago en récolte aujourd’hui les conséquences : embouteillages chroniques et pollution élevée. En fait, l’agglomération de 6 millions d’habitants enregistre les niveaux de pollution atmosphérique parmi les plus élevés de la planète. En hiver, à cause des courants d’air froid qui maintiennent l’air plus chaud au niveau du sol, la ville, située dans une cuvette naturelle, étouffe sous une poussière noire.
Jusqu’à tout récemment, le système d’autobus, entièrement privatisé, était assuré par un réseau plus ou moins officiel d’entreprises privées : les fameuses micros amarillos - les autobus jaunes. Avec leurs chauffeurs payés en fonction du nombre de passagers, ces véhicules causaient cependant leur lot de problèmes. D’une part, ils se livraient à une véritable course aux clients sur les artères principales. De l’autre, il n’était pas rare qu’ils refusent d’accorder le tarif réduit aux étudiants. Et puis il y avait la sécurité, souvent aléatoire dans une épave ambulante roulant à tombeau ouvert.
L’utilisation de cette flotte de vieux autobus contribuait en grande partie à la pollution de la ville, sans pour autant constituer une aubaine pour les passagers. À Santiago, la tarification se situe sans contredit parmi les plus élevées d’Amérique latine. Le prix du transport en commun y atteint 23 % du salaire minimum, contre 17 % à Buenos Aires et environ 5 % à Montréal.
Transantiago : le projet étoile du gouvernement
Depuis plusieurs années, le gouvernement chilien caressait l’idée de doter Santiago d’un système de transport « moderne ». Et c’est ainsi qu’est né le Transantiago. Mis en route le 19 février, par la coalition dirigée par Michelle Bachelet, le plan s’appuyait sur un montage financier et une organisation complexes. Par dessus tout, il devait révolutionner le transport en remplaçant la flotte de vieux autobus vétustes par des nouveaux véhicules moins bruyants, moins polluants et plus performants.
En résumé, le Transantiago se propose de remplacer les anciens tracés un peu chaotiques par une série de parcours permettant de combiner l’autobus et le métro. Chaque secteur est donné à contrat à une compagnie privée. Le métro, géré par compagnie étatique efficace et rentable, fait office de colonne vertébrale au réseau. Grande avancée du nouveau plan : grâce à une carte à puce rechargeable, il est dorénavant possible d’effectuer des correspondances entre les lignes d’autobus et le métro.
Pourtant, malgré les bonnes intentions initiales, l’imposition soudaine, pour ne pas dire brutale, du Transantiago a constitué un véritable choc pour les Santiaguinos. Du jour au lendemain, des centaines de lignes d’autobus ont disparu. Plusieurs liaisons directes vers le centre-ville ont été remplacées par des tracés complexes, nécessitant plusieurs transferts interminables.
« Aujourd’hui, pour me rendre au travail, je combine une micro [autobus], deux lignes de métro et un taxi collectif, explique une femme vivant à la périphérie. Je mets presque deux heures. Avant, je pouvais y aller en prenant une ou deux micros. » Ce récit se répète à l’infini partout dans la ville. Les citoyens, désorientés par les nouveaux parcours, frustrés d’attendre des autobus moins nombreux et toujours archi pleins, se sont rabattus sur le seul service encore fiable : le métro. Du coup, l’achalandage de ce dernier a doublé, atteignant le chiffre affolant de 2,3 millions de passagers à chaque jour.
De toute évidence, les opérateurs privés n’ont pas répondu à la demande. Pour limiter les coûts, ils ont réduit au minimum le service et la fréquence des autobus. Neuf des onze compagnies ont dû être mises à l’amende. Certaines ne fournissaient que 30 % du service exigé. Reste que le plan contenait aussi de nombreuses failles techniques, que les meilleurs modèles mathématiques n’ont pas su prévoir.
Une dirigeante d’un comité de voisinage de la Población La Victoria raconte : « Nous sommes allés rencontrer la compagnie opératrice et la municipalité pour nous plaindre. Il y a plusieurs lieux qui ne sont plus desservis : écoles, cliniques, centres communautaires. » À l’échelle de la ville entière, les plaintes ont entraîné plus de 200 modifications aux parcours initiaux. Un rapiéçage qui aurait sûrement pu être évité si les autorités avaient sollicité, dès le départ, la participation de la population.
Vers une étatisation du transport en commun ?
Devant un tel fiasco, l’heure des comptes a sonné. Au départ, l’État se portait garant de « l’infrastructure physique », c’est-à-dire de la rénovation des arrêts d’autobus, de l’aménagement de voies réservées et des stations de correspondance. Mais en réalité, le secteur public subventionne largement une activité dont les gains sont réservés au privé. Le gouvernement va même bientôt financer l’acquisition de 1300 nouveaux véhicules ainsi que l’implantation de parcours accélérés.
Tout cela ne fait qu’accentuer l’impression que les mesures d’urgence annoncées semaine après semaine ne sont qu’un puits sans fond. Le métro, géré par une société d’État, constitue la seule composante efficace du système. Et il doit compenser bien au-delà de ses capacités pour les carences des compagnies d’autobus privées.
Pas surprenant que la crise du transport en commun soit devenue l’un des grands sujets de préoccupation à Santiago. Au point de porter un dur coup à la popularité du gouvernement de la présidente Michelle Bachelet.
Mises au banc des accusés, les compagnies privées n’ont pas tardé à riposter, en pointant... les usagers. Elles suggèrent désormais d’augmenter la tarification pour combler les « coûts réels » et exercer un meilleur contrôle sur le paiement des passages. En fait, le nombre de passagers clandestins aurait augmenté de 5 % en février à 30 % au mois de mai. Frustrés de ne pas recevoir un service digne de ce nom, plusieurs citoyens semblent résolus à boycotter le paiement de leur voyage.
Devant le naufrage évident du Transantiago, l’idée de créer une compagnie publique de transport en commun fait son chemin. Jusqu’ici, elle n’était soutenue que par le Parti communiste et les mouvements sociaux. Mais voilà qu’elle est aujourd’hui proposée par l’ancien président Eduardo Frei, aujourd’hui sénateur. « Qui paye pour les coûts financiers et humains de ce plan ? Pourquoi l’État doit-il s’agenouiller devant les entreprises ? », a déclaré en substance le sénateur démocrate-chrétien durant un rassemblement de son parti, le 13 mai dernier.
Loin d’être un politicien de gauche ou un « populiste », Eduardo Frei n’a fait que dire tout haut ce qui apparaît de plus en plus comme une évidence. Quoi qu’il arrive, c’est l’État qui éponge les déficits. Et quand quelque chose flanche, les entreprises privées cessent tout simplement d’assurer le service, sans pitié pour le citoyen.
En attendant les résultats d’une énième mesure d’urgence, le mouvement citoyen se fait chaque jour plus insistant. En exprimant sa rage, au centre-ville de Santiago, la population a lancé le débat sur le vivre en ville. Lasse d’être traitée comme une vulgaire marchandise, elle réclame désormais un service public de qualité.