Une rencontre avec Maxime Combes, militant d’Attac France et de l’Aitec (Association internationale de techniciens, experts et chercheurs), également engagé dans le projet L’Écho des Alternatives. .
Journal des alternatives (JDA). D’après vous, pourquoi le marché du carbone ne fonctionne pas ou fonctionne mal en Europe ? Quelles sont vos critiques face à ce système de plafond et d’échange d’émissions ?
Maxime Combes (MC). Il faudrait d’abord s’entendre sur ce que vous appelez « fonctionner mal ». Du point de vue des entreprises les plus polluantes, le marché du carbone européen fonctionne très bien. Il n’est pas contraignant en termes de réduction d’émissions domestiques et il leur offre des opportunités de profits financiers faciles. De nombreuses industries disposent aujourd’hui de permis d’émission en très forts excès. Le top 10 de ces installations, dont trois appartiennent à Arcelor Mittal, sont des usines sidérurgiques détenant un surplus de 63 millions de quotas, l’équivalent de 900 millions d’euros. Les cimentiers sont également bien logés : Lafarge aurait engrangé 142 millions d’euros de la vente de ses surplus de quotas en 2009.
Nous adressons trois types de critique aux marchés carbone, les deux premières s’appliquant à n’importe quel type de marchés carbone :
• L’une est une critique de type fondamentale : Ces marchés, pour fonctionner, nécessitent la création de nouveaux droits de propriété, les droits d’émissions. Définir ces nouveaux droits, qu’on étend aujourd’hui à la biodiversité, aux forêts, à l’agriculture, nécessite de réduire la complexité, la diversité et l’intrication des processus biologiques. On opère une phase de réductionnisme des processus biologiques, en l’occurrence la régulation du climat, pour obtenir des éléments simples et séparés qui puissent être définis, normés, certifiés, comparés et, surtout, catalogués, clôturés et appropriables. À chacune de ces étapes, il faut opérer des simplifications qui aboutissent, dans le cas des marchés carbone, à créer un droit d’émettre une tonne de CO2 ou un certificat de réduction d’émissions d’une tonne de CO2. Remettre à des entreprises ou des pays ces droits d’émissions ou certificats de réduction revient à intégrer dans le cycle du capitalisme une part des processus biologiques sous la forme de ces droits valorisables sur des marchés. Il s’agit d’une extension des logiques d’enclosure, passant là par la financiarisation de la nature.
• La seconde est une critique interne au modèle néolibéral : Selon la théorie économique libérale, il faut donner un prix aux des effets externes, ou externalités, qui peuvent être positives ou négatives pour la collectivité (comme la pollution), qui ne sont pas prises en compte par les marchés et les prix. Du coup, les prix ne reflètent pas le coût total pour la collectivité et les choix ne sont pas considérés comme optimaux. Pour améliorer le fonctionnement du marché, il est préconisé de donner un prix à ces externalités pour qu’elles soient prises en compte dans le prix et que les acteurs de marché fassent les bons choix. Afin que les anticipations des acteurs de marché prennent en compte le long terme, il faudrait dans ce cadre s’assurer que le prix de la tonne de carbone soit durablement à la hausse, avec une certaine constance dans les prix. Deux grandes voies existent pour donner un prix à ces externalités : la taxe et l’instauration de droits de propriété négociables sur un marché. Les travaux économiques ont montré que la taxe est plus efficace, moins coûteuse. Néanmoins, la priorité a été donnée à l’instauration de nouveaux droits de propriété et de ces marchés, notamment dans la suite d’un article de l’économiste Ronald Coase, The problem of social cost (1960). Pour être réellement efficaces, ces nouveaux marchés doivent obéir à certaines règles : la quantité de quotas distribués doit réellement être inférieure aux émissions des entreprises, et ils doivent être réduits de manière significative sur chaque période, de manière à obtenir les 40 % de réduction d’émissions d’ici 2020 et 80 à 95 % d’ici 2050 ; le prix de la tonne carbone doit être incitative, ce qui peut nécessiter l’instauration d’un prix plancher dont le montant croitrait régulièrement ; pour que le prix de la tonne carbone soit réellement incitatif, les droits d’émissions devraient être vendus, éventuellement mis aux enchères en chaque début de période ce qui permettrait d’obtenir les fonds nécessaires pour financer la transition écologique ; tous les instruments tels que la compensation carbone ou les marchés dérivés devraient être interdits et les certificats de réduction provenant des mécanismes de flexibilité du protocole de Kyoto ne devraient pas être convertibles. Si toutes ces mesures étaient garanties, alors un tel marché serait équivalent, sous le seul angle économique (la critique fondamentale présentée précédemment n’étant pas levée), à instaurer une taxe sur l’émission de la tonne carbone.
• La troisième est une critique de résultats : Le marché du carbone européen actuel est une véritable mascarade. L’augmentation progressive du prix de la tonne carbone devait inciter les entreprises à transformer leurs processus de production de façon à les rendre moins carbonés. La très généreuse distribution gratuite des quotas a engendré un prix de la tonne carbone extrêmement faible, ne suscitant aucune incitation et contrainte pour que les entreprises réduisent leurs émissions. Ce prix a parfois atteint quelques centimes d’euros, soit plus aucun effet incitatif. Il est extrêmement volatil rendant les arbitrages de long terme délicats. Le niveau de réduction des droits d’émissions en circulation est trop faible pour atteindre les réductions d’émissions nécessaires. Si l’on y rajoute les certificats d’émission obtenus grâce aux mécanismes de flexibilité internationaux organisés par le protocole de Kyoto (Mécanismes de Développement propre par exemple), les entreprises européennes n’ont eu aucun mal à trouver des droits d’émission bon marché, et donc peu incitatifs. La Deutsche Bank a reconnu en octobre 2009 que le marché du carbone européen n’incitait pas à des « investissements propres ». Le marché du carbone européen cumule une incapacité à orienter efficacement les comportements des entreprises avec des dysfonctionnements majeurs. Le marché du carbone européen a connu plusieurs épisodes de fraudes à la TVA, de piratages informatiques des registres de quotas, etc. Le marché du carbone européen, si ce n’était pas un sujet extrêmement sérieux, serait un excellent canular.
Les marchés carbone sont une triple peine pour nos sociétés : ils financiarisent la nature, permettent aux industriels de s’accommoder d’une très faible réduction de leurs émissions tout en leur offrant de substantiels profits additionnels tirés de la finance carbone. Une double peine pour la société.
JDA. Qu’est-ce qui fonctionnerait mieux pour réduire les GES et éviter le seuil du 2 degrés Celsius, seuil qui sort de la science et du rapport du GIEC ?
MC. Dans la lutte contre les dérèglements climatiques, il n’y a pas de solution miracle. Aucun dispositif institutionnel, économique ou technico-scientifique ne viendra résoudre d’un coup de baguette magique le réchauffement global.
Ne pas dépasser les 2°C d’augmentation de la température globale d’ici la fin du siècle signifie que nos pays du Nord doivent réduire leurs émissions d’au moins 40 % d’ici 2020 et de 80 à 95 % d’ici 2050. Satisfaire ces exigences ne pourra se faire en aménageant à la marge notre modèle de consommation et de production. Un seul exemple : rester en deçà des 2°C de réchauffement global nous oblige à laisser 75 à 80 % des réserves prouvées actuelles d’énergie fossile (gaz, charbon, pétrole...) selon l’ONG Carbon tracker, se basant sur l’étude du Postdam Institute for Climate Impact Research. Là où les multinationales de l’énergie, encouragées par les États, veulent aller toujours plus loin, plus profond, et en prenant encore plus de risque, pour découvrir et exploiter des ressources énergétiques fossiles, cela signifie introduire des politiques qui laissent le pétrole, le gaz et le charbon dans le sol.
La réponse à votre question mobilise donc un ensemble de mesures et transformations radicales des sociétés dans lesquelles nous vivons. L’ensemble de ces mesures ne peut être dissocié les unes des autres tant nous devons agir et intervenir sur l’ensemble des domaines à la fois.
Renchérir le prix de l’énergie (directement, à la source, par une Contribution Climat Énergie, mondiale si possible, ou bien indirectement, même si c’est moins efficace, par une taxe carbone) est absolument essentiel, car celle-ci doit être partagée dans le temps (avec les générations à venir) et dans l’espace – aujourd’hui, 80 % de l’énergie consommée par la planète l’est par seulement 20 % de la population mondiale. Mais à la condition que ce ne soit pas les plus pauvres (pays du Sud ou populations pauvres du Nord) qui en paient les conséquences. Car l’on sait aujourd’hui que la part du revenu consacrée à l’énergie croît avec la baisse des revenus. Une politique climatique ne sacrifiant pas la justice sociale nécessite donc des mesures et des financements importants pour améliorer l’efficacité énergétique dans les bâtiments (le chauffage étant un poste très important des dépenses des ménages les plus pauvres), développer les transports publics permettant de disposer d’un outil de substitution efficace au véhicule individuel, imaginer des tarifications progressives de l’énergie (premiers kWh gratuits ou peu chers par exemple, puis prix progressifs pour sanctionner le mésusage de l’énergie), faciliter la relocalisation des productions, etc. En France, il existe par exemple le scénario Négawatt, rédigé par des experts indépendants, qui montre qu’il est possible de satisfaire les exigences climatiques tout en se passant du nucléaire, à échéance de 2050, à condition de transformer considérablement notre matrice énergétique et nos façons de vivre.
La question n’est donc pas « marché carbone » ou « quoi », mais quel est l’ensemble de mesures à prendre pour transformer profondément nos sociétés et satisfaire cette exigence des 2°C d’augmentation maximale de la température globale. La solution n’est pas technoscientifique ou institutionnelle. Elle est politique. Elle est de définir dans quelle société nous voulons vivre.
JDA. À votre avis, le Québec peut-il faire mieux ou risque-t-il de reproduire le même schéma que le marché européen ? Peut-on éviter les dérapes ?
MC. Les critiques fondamentales que nous portons contre ces mécanismes de marché – aujourd’hui en cours d’extension à la biodiversité, l’agriculture, aux forêts – ne sont pas des critiques liées à leur mise en œuvre. Nous les rejetons parce qu’ils sont inefficaces, illusoires et dangereux. Dès lors, de notre point de vue, il ne s’agit pas de savoir si on peut faire en sorte que leur mise en œuvre soit plus ou moins bonne. Laissons ce débat aux promoteurs du capitalisme vert et de l’extension des marchés financiers. Nous avons à porter une critique radicale, qui s’attaque aux racines, des logiques instituant les marchés carbone, biodiversité, etc., car nous ne nous retrouvons absolument pas dans le projet de société qui accompagne ces instruments de marché. Ces logiques ce sont celles de l’extension de la finance et des instruments financiers à l’ensemble des composantes de nos sociétés et de la nature. Il y a un processus de financiarisation de la nature qui est absolument inacceptable et qui doit être rejeté frontalement. De notre point de vue, il n’y a pas de financiarisation de la nature, et donc de marché carbone, qui puisse être un peu moins mal dans sa mise en œuvre qu’un autre, car les logiques qui les sous-tendent sont à rejeter en bloc.
Je me permettrais juste une remarque de contexte sur le Québec. Instituer un marché carbone pour montrer que l’on agit face aux dérèglements climatiques me semble absolument contradictoire avec les encouragements du gouvernement québécois pour exploiter les gaz de schiste dans la province. Et ce, alors que de nouvelles études démontrent, s’il en était besoin, l’ineptie complète de ces projets : une étude conjointe de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) des États-Unis et de l’Université de Boulder au Colorado montre que les émissions de gaz de schiste sont deux fois plus importantes que ce que prétendent les industriels au point d’être équivalentes à celles du charbon, le pire combustible fossile pour le climat planétaire.
Autre action au Québec qui pourrait être immédiate : que la Caisse de dépôt et placement du Québec stoppe immédiatement ses placements dans des entreprises du secteur des sables bitumineux (5,4 milliards de $ en août 2011), une des plus grandes catastrophes écologiques et climatiques de notre temps. N’est-ce pas le gouvernement du Québec qui nomme le conseil d’administration de cette Caisse ? N’y a-t-il donc pas à prendre des décisions immédiates qui pourraient à la fois agir sur le réchauffement climatique global et débloquer les montants nécessaires pour financer la reconversion écologique et énergétique du Québec ? Par exemple pour financer des trams à Montréal et sortir de cette situation incongrue où Bombardier vend des trams partout sur la planète, sauf au Québec !
JDA. Comment les populations européennes voient-elles le marché du carbone ?
MC. Ces marchés ont été institués sans qu’il y ait un grand débat public sur les politiques à mettre en œuvre pour réduire les émissions de GES à l’échelle européenne. On ne peut donc pas dire qu’il y ait une réelle connaissance et appropriation de ces débats par « les populations européennes ». Les rares fois où les médias écrivent sur le marché carbone européen, c’est pour retranscrire les effets d’aubaine pour les entreprises qui possèdent des surplus de crédit carbone, pour évoquer le fait que les réductions de GES sont largement insuffisantes à l’échelle planétaire, ou pour signaler les fraudes à la TVA et autres dysfonctionnements majeurs de leur fonctionnement.
Par ailleurs, en pleine crise financière et économique née des marchés financiers, je ne suis pas certain que les Européen-nes, s’ils étaient interrogés là-dessus, créditent les marchés carbone d’un niveau élevé de confiance.
JDA. Y a-t-il un ou des liens que nous pouvons faire avec l’émergence d’un marché du carbone nord-américain (via le Western Climate Initiative – WCI), l’existence du marché européen et les autres mécanismes de flexibilité du Protocole de Kyoto et la volonté de mettre le « nouveau » concept d’économie verte à l’avant-plan de Rio +20 ? Comment tout cela s’imbrique-t-il ?
MC. Le grand projet de la Banque Mondiale (BM) et de nombreux promoteurs de la finance et la compensation carbone est d’instaurer un véritable marché mondial du carbone. Dans leur logique, il faut regrouper, ou à tout le moins interconnecter, tous les marchés du carbone existants et en développer de nouveau pour atteindre un seuil critique suffisant et en faire un terrain de jeu attrayant pour la finance mondiale pour drainer suffisamment de fonds financiers. Robert Zoellick l’a encore mentionné lors de la réunion de la BM en juin 2011 : la BM n’abandonnera jamais les marchés carbones. Alors que le marché du carbone a décliné en 2010 avec seulement 1,5 milliard de crédits échangés en 2010, soit le plus faible montant depuis 2005, la BM défend ses mécanismes de marché carbone comme les pivots qu’un développement peu carboné. Huit pays ont ainsi reçu des financements pour développer des instruments basés sur les marchés carbones. Et la Banque Mondiale, avec ses alliés, promeut l’extension des dispositifs des marchés et de la compensation carbone à de nouveaux domaines : à l’agriculture avec leur projet de Climate Smart Agriculture qui vise à faire financer par les marchés carbone le captage du carbone par les sols ; aux forêts par l’extension des mécanismes REDD, etc. ; à la biodiversité en étendant les logiques des services écosystémiques et leur financement par l’extension des droits de propriété ; etc.
À Rio, pour le sommet Rio +20 de juin prochain, c’est l’extension même de ces logiques à l’ensemble de la nature qui est en jeu. À l’ordre du jour, l’économie verte. Si l’on en croit les documents du PNUE et de l’OCDE sur le sujet, mais aussi le draft zéro de la déclaration finale rédigée par l’ONU, l’économie verte est pour eux la « gestion durable » de la nature et de la Terre, fondée sur une vision de la nature comme capital à gérer de la manière la plus efficiente et à faire fructifier. Dans cette logique, néolibérale, la « gestion durable de la nature » suppose préalablement de mettre en place des droits de propriété nouveaux sur les biens naturels, la gestion commune étant réputée inefficiente. Qui dit droits de propriété dit nouveaux marchés pour les échanger : marché du carbone, marchés de la biodiversité, etc. La boucle est bouclée. À Rio, il ne s’agit ni plus ni moins que de légitimer ces processus entamés dans le cadre des négociations climatiques et de les étendre aussi largement que possibles, dans le cadre d’une logique de financiarisation de la nature.
Face à ces logiques que nous récusons, nous opposons au contraire un processus de démarchandisation et de définanciarisation de la Terre et des sociétés afin d’assurer la soutenabilité écologique et la justice sociale.