L’Analyste, c’est une histoire de guerre, d’amour, de folie, et toute une thérapie. Trame de fond, décor et sujet tout à la fois : la Serbie des années 90, alors que la Yougoslavie est à feu et à sang, que les Balkans explosent, une fois de plus, diront les cyniques et les déprimés. Avant d’écrire ce roman, David Homel a effectué plusieurs voyages à Belgrade et dans ses environs au cours de la guerre civile. Il y était lors de la chute de Milosevic, en octobre 2000. « Un grand moment », laisse échapper le romancier qui se balance sur les deux pattes arrière de sa chaise, sourire en coin, l’air rêveur, l’esprit reparti vers Belgrade où il n’a pas remis les pieds depuis l’automne 2001, mais où il compte bien retourner.
Il explique qu’il a choisi d’aller à Belgrade, en Serbie, parce que les médias occidentaux n’en avaient que pour Sarajevo : les victimes étaient toutes à Sarajevo et tous les méchants étaient serbes, et les Serbes, méchants. « Notre curiosité intellectuelle doit nous pousser à vouloir voir plus loin. Il n’y avait personne à Belgrade. J’étais le seul occidental, soupire le romancier. Alors tout le monde avait beaucoup de temps à m’accorder. » Nouveau petit sourire rempli de sous-entendus. Et le romancier de poursuivre, l’air sérieux cette fois : « Les Serbes sont des gens très ouverts, qui parlent plusieurs langues, qui sont très disponibles. Mais en même temps, tout le monde se voit en victime. Ils sont très repliés sur leurs différences. Je me souviens du mot d’un ami : "Narcissisme de petites différences." C’est aussi une culture de la vengeance et de la trahison. »
En eau trouble
Voilà toute l’histoire de L’Analyste. Des personnages troubles et ambigus, mi-victimes, mi-bourreaux : Aleksandar, à la fois le narrateur et l’analyste ; sa femme, Zlata, qu’il soupçonne d’avoir parti lié avec l’appareil sécuritaire de l’État ; Tania, médecin légiste, amante et patiente ; le Soldat 13, patient aussi ; Nenad Nedic, le chauffeur…
Aleksandar est psychothérapeute, celui qui regarde et constate de l’extérieur, l’homme sans identité qui ne vient de nulle part. « Ne révèle jamais ton identité. Si on ne sait pas qui tu es, on ne peut pas te faire du mal », lui disait son père. Le diagnostic de l’analyste est tranchant comme la lame d’un couteau : « Le vrai Serbe est d’abord et avant tout une victime - c’est du moins la perception qu’il a de lui-même. Le genre de victime qui, après une dure journée de labeur au cours de laquelle son patron l’a humilié, rentre pour battre sa femme, mais une victime néanmoins, parce qu’il a construit sa maison au milieu d’une route, du mauvais côté d’une ligne de démarcation imaginaire dont il ne soupçonnait pas l’existence jusqu’à ce qu’il fût trop tard. »
Transit Serbie
Toujours en précaire équilibre sur sa chaise, celui que l’on a qualifié de « plus Québécois des Américains », David Homel, insiste sur le foisonnement en tout genre d’initiatives de protestation contre la guerre et contre Milosevic, que l’on retrouvait à Belgrade durant toute la période de la guerre civile. La radio et télévision alternative B92 de Belgrade, par exemple, ou encore ces marches pacifiques organisées régulièrement sur la capitale, et désignées par le terme français de « promenade ». Il rappelle aussi que 85 % de la population serbe a refusé de servir sous les drapeaux - ce que nos médias ont oublié de mentionner.
L’écrivain, visiblement conquis par la Serbie et les Serbes, se sent bien dans ce petit recoin des Balkans. « Et puis c’est l’Europe de l’Est, pour moi ça compte, je m’y retrouve. » L’auteur de cinq grands romans est en effet né de parents juifs, d’origines ukrainienne et lithuanienne, en banlieue de Chicago.
Il est donc d’origines américaine, slave et hébraïque. Mais David Homel est aussi francophile, montréalais et finalement québécois et canadien. Il est en soi un melting-pot. À tout cela, il faut ajouter l’origine d’appellation contrôlée « contestataire ». C’est qu’il est tombé dedans, tout petit, comme Obélix dans la potion magique. « Je n’ai aucune vertu. Je n’avais pas six ans que mes parents me traînaient déjà dans les manifs. Je suis ce qu’on appelle un "Red Diaper Baby". »
Des parents qui ont ouvertement milité pour les droits civils, contre la guerre, le racisme, l’intolérance. Des parents de gauche dans une Amérique puritaine. « Ma mère, qui a aujourd’hui 86 ans, conteste toujours. Toute une vie de contestation, je ne sais pas s’il faut être fier ou découragé », laisse échapper le petit garçon devenu grand, les épaules soudainement un peu plus voûtées.
Propagande
En ce moment, alors que la guerre en Irak sévit et persiste, David Homel dit que si sa mère conteste toujours ; les autres, ses anciens concitoyens américains, il ne sait pas vraiment. Quant à lui, tout ça lui rappelle trop la façon de fonctionner des médias yougoslaves durant la guerre. De la propagande, encore de la propagande. Mais du coup, la résistance mondiale, non seulement des citoyens qui descendent dans la rue, mais aussi des autres puissances occidentales, dont le Canada, qui tiennent tête aux États-Unis et s’organisent, lui inspire un certain positivisme : « Ça me donne des frissons de joie. Ça pourrait s’avérer être un moment clé dans l’histoire de l’Occident. Mais je ne veux pas être trop positif. »
David Homel a exercé un paquet de petits boulots avant de quitter les États-Unis pour étudier et vivre à Paris, Toronto et Montréal à l’époque de la triste guerre du Viêtnam. Il s’est mis à la littérature au cours des années 80, installé dans le quartier Mile-End de Montréal. Il a aussi été journaliste, éditeur et traducteur, notamment des œuvres de Dany Laferrière. En 1995, il se méritait le prix du Gouverneur général du Canada pour sa traduction de Comment faire l’amour avec un nègre, et le prix Millepages en France, avec Un singe à Moscou, pour la meilleure œuvre de fiction étrangère.
Entre ses chroniques à la radio de Radio-Canada et dans La Presse, David Homel se fait aussi du cinéma. Il revient d’un tournage en République dominicaine, pour un documentaire portant sur le tourisme.