À l’automne 2018, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a publié un rapport alarmant [1] soulignant la nécessité de limiter le réchauffement planétaire à 1,5° Celsius d’ici 12 ans afin d’éviter un chaos climatique irréparable. Alors que l’industrie des combustibles fossiles et de nombreux décideurs occidentaux s’entendent pour continuer à agir comme si de rien n’était, recyclant sans fondement l’argument de la nécessité de la sauvegarde des emplois sans tenir compte de l’argument environnemental pour justifier les milliards de dollars dépensés par les contribuables pour de nouveaux pipelines [2], des collectivités en première ligne résistent aux menaces qui pèsent continuellement sur leurs moyens de subsistance et pour la sauvegarde de leurs ressources communautaires, leurs savoirs et modes de connaissance. Alors que les Mi’kmaq continuent des actions de désobéissance civile pour protéger la rivière Shubénacadie menacée par un projet de cavernes souterraines de stockage de gaz naturel [3], la nation Wet’suwet’en lutte pour protéger ses terres non cédées contre le projet de la pétrolière albertaine TransCanada [4], une des plus récentes batailles visant à mettre un frein à la destruction dont est responsable l’industrie du gaz naturel. À Shelburne, les Néo-Écossais·es d’origine africaine se sont collectivement mobilisé·es contre un site d’enfouissement qui a empoisonné leur communauté pendant des décennies [5], co-créant ainsi une forme de résistance par le biais du savoir communautaire. Les communautés racisées ont longtemps été celles qui portent le fardeau de la violence directe et de formes plus subtiles de violence lente et intergénérationnelle. Publié en 2018 par Fernwood Publishing, There’s Something in the Water : Environmental Racism in Indigenous and Black Communities d’Ingrid R.G. Waldron offre une introduction détaillée au sujet des systèmes imbriqués d’oppression qui créent et soutiennent le racisme environnemental dans les politiques et les décisions environnementales en Nouvelle-Écosse et ailleurs sur le continent.
Ingrid Waldron, professeure adjointe à l’Université Dalhousie ainsi que chercheure principale et organisatrice communautaire au sein du Projet sur la nocivité de l’environnement, les inégalités raciales et la santé communautaire (le projet ENRICH), préconise vivement la régénération du mouvement pour la justice environnementale et la prise en compte des principes d’intersectionnalité en Nouvelle-Écosse et au Canada. Dans son livre, elle soutient que le mouvement pour la justice environnementale a été coopté et dilué par les écologistes blancs. Pour rappel, les principes fondamentaux de la justice environnementale ont été formulés pour la première fois en 1991 lors du « First National People of Color Environmental Leadership Summit » à Washington, D.C., après une décennie d’organisation communautaire menée par des activistes noir·es dans le Sud des États-Unis, organisé·es contre l’implantation d’industries toxiques dans les communautés racisées et à faible revenu. Le Sommet a généré dix-sept principes [6] qui se ne limitaient pas aux questions liées à l’implantation d’industries polluantes et dangereuses mais incluaient aussi « les questions de santé publique, de sécurité des travailleurs, d’utilisation du sol, de transport, de logement, d’allocation des ressources et d’autonomisation communautaire » [7].
Au cœur de l’analyse du Sommet, on trouvait une définition du racisme environnemental compris comme étant « toute politique, pratique ou directive qui affecte ou désavantage (intentionnellement ou non) des individus, des groupes ou des communautés, selon leur race ou leur couleur » [8]. Quant à Waldron, elle pousse plus en avant la contextualisation du racisme environnemental et le définit comme étant étroitement lié au colonialisme de peuplement (« settler colonialism »), au néolibéralisme et à la violence fondée sur le sexe. Elle identifie la tâche de resituer les mouvements pour la justice environnementale pour une pleine prise en compte du contexte des États-nations coloniaux comme le Canada et les États-Unis, où des millions d’autochtones ont été tué·es pour l’acquisition de terres et de ses ressources, et où les survivant·es sont constamment et systématiquement dépossédé·es de leurs terres et de leurs pratiques culturelles. Il s’agit d’un travail essentiel à accomplir et le livre d’Ingrid Waldron constitue un bon point de départ pour réfléchir aux façons d’unifier les efforts de justice environnementale, sans toutefois omettre les façons spécifiques et différenciées par lesquelles les communautés autochtones et noires sont affectées, les façons dont le racisme environnemental se manifeste, de même que les différentes imbrications de systèmes d’oppression de façon plus générale. L’analyse de Waldron sur le néolibéralisme, de même que ses différentes incarnations, expose un appel en faveur d’une approche « anti-autoritaire » (Waldron, p. 9) du racisme environnemental. De plus, la pensée féministe noire éclaire son analyse des impacts du racisme environnemental et ses manifestations inhérentes ainsi que ses répercussions différentielles de façon transversale et entre identités interdépendantes [9]. En outre, il faut retenir l’importance qu’accorde Waldron à la question de l’impact des hiérarchies de la sexualité et du genre qui dirigent une violence spécifique vers les individus queer, trans, bispirituels et non conformes au genre dans les communautés autochtones et noires.
L’ouvrage d’Ingrid Waldron soutient que cette perspective multidisciplinaire et historique est absente des politiques environnementales de la Nouvelle-Écosse et du Canada, ainsi que du mouvement écologiste dominant, faisant reposer le fardeau de la preuve sur les collectivités touchées. On s’attend à ce qu’elles démontrent comment elles ont été injustement ciblées, mais également qu’elles fassent reconnaître la part d’injustice raciste inhérente. Bien qu’il soit répandu que les sceptiques à l’égard du racisme environnemental exigent des preuves d’intentionnalité dans l’implantation, par exemple, d’une industrie toxique dans une communauté racisée, l’auteure ainsi que d’autres universitaires travaillant sur la question du racisme environnemental soutiennent que l’intention discriminatoire n’est pas aussi importante que le résultat discriminatoire. De plus, des manifestations subtiles et invisibilisées du racisme environnemental peuvent être révélées lorsqu’on examine la configuration spatiale des industries polluantes (Waldron, p. 68). Waldron fait référence à une étude [10] de 1996 qui a montré que plus de 45 % des sites d’enfouissement étaient situés près de collectivités où les communautés africaines néo-écossaises et Mi’kmaq étaient davantage représentées que la moyenne provinciale (Waldron, p. 69). Lincolnville est un exemple de collectivité afro-néo-écossaisse où les résident·es se sont mobilisé·es contre un site d’enfouissement toxique pendant des décennies. Les ordures peuvent être jetées à la « poubelle », mais la « poubelle » est un lieu réel, souvent le foyer d’une communauté. Citons « Toxic Waste and Race », par exemple, une étude nationale menée aux États-Unis par la « United Church of Christ’s Commission on Racial Justice », qui a révélé que la race était la variable la plus fréquente pour prédire l’emplacement des sites d’enfouissement - plus importante que la pauvreté, la valeur des terres et la propriété du logement - et le choix du site étant plus susceptible de toucher les Noir·es américain·es, les Latinxs, les autochtones américain·es et les communautés à faible revenu [11].
Bien que les discussions sur l’histoire de la ségrégation au Canada aient eu tendance à se concentrer sur l’ethnicité, la langue et le statut d’immigrant, Waldron plaide de façon convaincante pour qu’une attention particulière soit portée à la race en Nouvelle-Écosse. L’auteure note comment l’idéologie de l’aveuglement de la société à la notion de race (« colorblindness ») et la blanchité en tant que construction normative contribuent aux scepticismes véhiculés quant au racisme environnemental (Waldron, p.10 - 11 ; p.50). Elle soutient que « l’inadvertance stratégique » [12] (Waldron, p. 2) dans la lutte contre les disparités raciales a masqué la violence environnementale disproportionnée et incarnée à laquelle font face les communautés racisées en Nouvelle-Écosse. Elle soutient que parce que la blanchité est ancrée dans les institutions et les politiques en tant que processus normatif, face auquel d’autres expériences sont comparées et jugées, le racisme systémique peut être particulièrement difficile à voir, surtout pour ceux et celles qui n’en font pas l’expérience vécue. Cet aspect soulève des questions plus vastes sur la façon dont le pouvoir fonctionne et comment les détenteurs du pouvoir conservent le contrôle du récit en s’appuyant sur des normes et des croyances bien ancrées, puis renforcées par des idéologies telles que la suprématie blanche et le patriarcat. Le mouvement #MeToo est un exemple récent montrant diverses tentatives de discrédit de la parole des victimes, utilisées par les auteurs d’agressions et leurs allié·es, consistant à les blâmer. Visant à faire taire la vérité, maintenir le statu quo et amenuiser la responsabilité des agresseurs, le système de dénonciation pèse lourd sur les victimes, telle l’exigence de la « preuve du dommage causé ». Il n’est donc pas surprenant que les sceptiques quant au racisme environnemental s’appuient sur ces mêmes tactiques, demandant des preuves tout en faisant abstraction du principal (stratégiquement, pourrait-on soutenir). Un parallèle peut être dressé avec James Baldwin dans sa « Lettre à mon neveu » [13] publiée en 1962, portant sur les conditions sociales aux États-Unis en contexte de ségrégation raciale : « Please try to remember that what they believe, as well as what they do and cause you to endure does not testify to your inferiority but to their inhumanity » [14]. J’interprète Baldwin pour avancer ceci : les personnes en position de pouvoir tenteront toujours de reformuler les appels à la justice afin de protéger du mieux qu’ils peuvent leurs intérêts. Cette attitude en dit plus long sur la déshumanisation de ceux qui détiennent le pouvoir que sur la valeur de ceux et celles qui osent dire la vérité au pouvoir, car la déshumanisation est une condition préalable à l’ignorance volontaire qui permet de maintenir de telles injustices [15].
Waldron présente une série d’études de cas qui détaillent des actes de résistance entrepris face au racisme environnemental et aux agressions néolibérales qui touchent les communautés noires et autochtones. Ces exemples font ressortir des voix qui permettent d’ancrer la théorie dans des expériences vécues. Comme l’ont souligné les travaux de l’auteure dans le cadre du projet ENRICH ainsi que son engagement envers la recherche-action participative (Waldron, p. 23 ; p. 33 - 36), il est clair que ce livre est destiné à avoir une existence hors des bibliothèques, afin de mettre la théorie en action pour servir des objectifs de justice sociale. Les voix qui s’expriment dans ce livre reflètent un ensemble plus large de processus et de décisions politiques qui s’opèrent sans que la communauté ait son mot à dire. Ce n’est pas une coïncidence, mais plutôt le reflet de la façon dont l’exploitation environnementale et le racisme institutionnalisé font partie intégrale des modes opératoires stratégiques liés aux projets économiques néolibéraux d’exploitation, sinon même une condition de leur réalisation. Africville en est un exemple frappant au Canada, une communauté d’Halifax établie par l’arrivée de réfugié·es noir·es ayant émigré en Nouvelle-Écosse après la guerre de 1812 [16], dont la plupart étaient des esclaves qui s’étaient fait promettre la liberté en échange de leur appui aux Britanniques, comme le note l’historien Harvey Amani Whitfield. Cependant, du moment de sa création, la ville d’Halifax avait privé Africville d’infrastructures de base et avait négligé son entretien laissant place à ce que la communauté soit le site éventuel d’une multitude de projets de développement industriel dans le secteur des combustibles fossiles toxiques ; plus tard, dans le cadre d’une « campagne de rénovation urbaine », Africville a été rasée, toutes et tous les résident·es chassé·es après que toutes leurs maisons furent détruites par bulldozers (Waldron, p. 84). Au cœur du néolibéralisme, la terre, l’eau, le sol et d’autres aspects du monde naturel sont enchaînés au processus de marchandisation ; ce ne sont plus des biens publics à protéger mais des marchandises à privatiser et exploiter. Dans un tel système, les impacts sociaux et sanitaires négatifs de l’activité économique sont souvent externalisés, le prix fort est à payer par les communautés vulnérabilisées par les dommages violents de la colonisation, de l’esclavage et des migrations forcées. Ces communautés sont prises dans un cycle de pauvreté intergénérationnelle et du déni de leurs droits à la suite d’agressions néocoloniales continuelles, sous la forme d’accaparements de terres, d’incarcérations qui fracturent les familles (Waldron, p. 61 - 62) et de déplacements en conséquence de la gentrification (Waldron, p. 62 - 65) qui « modernisent » les quartiers en fonction des élites blanches « rentables ». Quand l’objectif principal du néolibéralisme est la marchandisation de tout dans la poursuite du libre marché, cela n’épargne pas les corps. Au contraire, le maintien du néolibéralisme exige l’exploitation de corps jugés « sacrifiables » par l’effet combiné de la racialisation, des hiérarchies de genre et de sexualité, de même que la violence de classe. Il suffit d’examiner l’interaction complexe entre l’esclavage, les migrations forcées et les promesses non tenues, ainsi que les stratégies néolibérales modernes de rénovation urbaine et de gentrification pour constater l’impact de la violence étatique sur les habitant·es d’Africville et leurs descendant·es.
L’auteure, qui fait partie du corps professoral de l’École des sciences infirmières de l’Université Dalhousie, approfondit son analyse de la violence d’État en étudiant les répercussions du racisme environnemental sur la santé physique et mentale. S’inspirant d’un cadre théorique basé sur l’action des déterminants de la santé, Ingrid Waldron soutient que les outils standard de la biomédecine ne peuvent pas saisir adéquatement ni les impacts continus du colonialisme de peuplement ni les stratégies néolibérales prédatrices qui sont des causes de traumatismes intergénérationnels. Cette perspective est particulièrement intéressante lorsque l’on considère le virage de la psychiatrie et des neurosciences vers une approche axée sur l’isolement de molécules dans le traitement de la maladie mentale, plutôt que vers une compréhension holistique de la santé qui analyse l’environnement sociopolitique des individus. Les programmes d’études de tout étudiant·e en médecine en Nouvelle-Écosse et ailleurs, devraient prendre en compte l’approche de Waldron, qui vise à situer la santé individuelle dans son contexte biopolitique.
Comme le soulignent Eve Tuck et K. Wayne Yang dans leur article de référence [17], la décolonisation n’est pas une métaphore. Autant le titre que la thèse principale de leur article se rallient au projet de Waldron visant à situer la justice environnementale dans le cadre du colonialisme de peuplement. Tuck et Yang démontrent comment la métaphorisation et l’abstraction de la décolonisation contribuent à ces stratégies qu’emploient les colons (settler moves to innocence) qui visent davantage un soulagement de leurs sentiments de culpabilité qu’à interrompre et transformer les structures de privilèges qui maintiennent le colonialisme de peuplement en place. Tuck et Yang nous rappellent que la violence coloniale n’est pas liée seulement au moment de l’arrivée du colon, mais qu’elle est réaffirmée continuellement à chaque jour d’occupation [18]. Le projet historique des colons se manifeste de façon plus visible dans les cas de menace criante, comme dans le cas de la lutte héroïque des Mi’kmaq pour protéger la rivière Shubénacadie des cavernes souterraines de gaz naturel (Waldron, p. 76 - 78). Pourtant, la question demeure : à mesure que la visibilité des luttes autochtones augmente - que ce soit par des excuses officielles du gouvernement fédéral pour les pensionnats, outil de génocide culturel [19], ou par l’omniprésence de la formule de reconnaissance du territoire lors d’événements progressistes - ces gestes contribuent-ils activement au projet de décolonisation ? Tuck et Yang affirment que : sans cession des terres volées, la conscience critique ne se traduit pas par des actions qui rompt avec le colonialisme de peuplement [20].
En somme, There’s Something in the Water : Environmental Racism in Indigenous and Black Communities d’Ingrid Waldron contribue de façon convaincante à la réflexion voulant replacer au centre la question de la race et du racisme dans le contexte de la cooptation des mouvements sociaux pour la justice environnementale en Nouvelle-Écosse et au Canada en général, tout en soulevant des questions plus vastes sur la façon de construire et d’unifier les mouvements, sans oublier l’héritage continu du colonialisme de peuplement, ni les luttes spécifiques dans lesquelles sont engagées les communautés noires. Aucun groupe n’est monolithique : la diversité des langues, des sexes, de l’ethnicité, de la sexualité, des classes sociales et de l’histoire de l’immigration en témoigne, bien que ceux et celles qui bénéficient de la suprématie blanche néolibérale préfèrent peut-être que nous évitions d’être attentifs aux spécificités. Les descriptions de l’auteure sur la résistance dans les communautés autochtones et noires de la Nouvelle-Écosse mettent en évidence une diversité d’identités, d’expériences et de tactiques de lutte, ce qui fait de ces études de cas l’un des points saillants de l’ouvrage. Ces histoires et ces voix réclament une recherche plus approfondie sur les tactiques de résilience et de résistance dans ces communautés et suggèrent également que les luttes pour la justice environnementale des autochtones et des Noir·es, ainsi que les fronts de leurs luttes, devraient être au premier plan dans l’esprit, le cœur et les actions des décideurs politiques. Tant que les décisions politiques ne seront pas ciblées et orientées vers l’action pour répondre aux cas de violence étatique dans sa dimension raciale, au delà de faux-fuyants ou de simples gestes symboliques vers le progressisme - les mobilisations communautaires obligeront les décideurs partout dans le monde à y prêter attention. La justice environnementale, c’est aussi la justice climatique, et de nombreuses communautés autochtones et autres communautés aux fronts de résistance mènent déjà la « transition juste » [21] loin des combustibles fossiles, loin des pratiques néolibérales qui reposent sur le racisme systémique et d’autres formes de violence de l’État. Le temps presse pour le climat, mais cela ne signifie pas que l’histoire coloniale et la dénonciation du génocide et de l’esclavage puissent être passées sous silence. Au contraire, resituer au centre ces histoires et leurs voix correspondantes fait partie intégrante de l’élaboration du monde alternatif que nous voulons voir se manifester.