Qui est cynique ?

Les citoyens et la campagne électorale

lundi 19 décembre 2005, par Pierre Beaudet

Les médias tentent de comprendre le « nouveau » phénomène de l’abstentionnisme électoral. Les citoyens et les citoyennes ne sont pas intéressés, constatent-ils. Les jeunes surtout sont pointés du doigt, comme quoi ils sont trop individualistes pour s’intéresser à la chose publique. D’autres notent la « fragmentation » de la citoyenneté en une foule de « groupes d’intérêts » qui s’intéressent à tant de causes tout en délaissant le bien commun. En tout et pour tout bref, on a souvent tendance à blâmer les gens.

Les nouveaux chantiers de l’utopie

En regardant bien le phénomène cependant, il ressort que l’investissement citoyens dans les « causes » pourrait révéler autre chose que du cynisme. L’altermondialisme et l’écologie où se concentre une grande partie de l’énergie militante des jeunes ne sont pas vraiment des « causes » dans le sens étroit du terme. Ce sont plutôt des chantiers où les questions fondamentales concernant l’avenir de l’humanité sont posées. Si les jeunes s’y retrouvent, ce n’est donc pas par désintérêt de la chose publique, mais au contraire, parce que c’est là qu’ils expriment leur utopie et leur imagination. C’est là qu’ils construisent le monde de demain. Il s’agit bien comme l’a analysé le philosophe Jurgen Habermas d’une évolution positive : « Les formes de la participation politique peuvent changer sans qu’on doive y voir un mal en soi. Si les partis politiques continuent sur leur lancée que, d’un côté, ils se pensent de plus en plus dans une perspective étatique mais que, de l’autre, ils donnent à leur travail une tournure de plus en plus commerciale, cela peut permettre à des contre-mouvements de s’imposer dans la société civile » (« Une époque de transitions, 2004).

La déperdition des partis

Au lieu de blâmer les citoyens, il faut regarder du côté du système des partis politiques. Aujourd’hui, les « grands » partis qui ont modelé la sphère politique durant plusieurs décennies sont en perte de sens. Dans un livre récent, le politicologue torontois Stephen Clarkson explique bien cette dérive (The Big Red Machine : How the Liberal Party dominates Canadian politics). Les reniements successifs durant les dernières années ont ruiné une grande partie de l’héritage social des partis en même temps que leur réputation. On était contre l’ALÉNA et la subordination aux Etats-Unis et voilà qu’une fois élus, on est pour. On était contre le massacre des programmes sociaux à la sauce néolibérale et voilà qu’on sabre dans l’assurance-chômage et les transferts aux provinces dans le domaine social. On était contre la taxation inéquitable (la TPS) et les évasions fiscales et voilà qu’on découvre la vertu absolue de surplus budgétaires accumulés sur le dos des démunis. Comment accuser les gens de ne plus être intéressés ? Le phénomène serait plus limité s’il était circonscrit à un parti, mais malheureusement, tel n’est pas le cas. Au Québec, on est parti de la révolution tranquille et de la social-démocratie pour arriver au déficit-zéro et au libre-échange. Les campagnes électorales sont dominées par un marketing politique qui cherche d’abord et avant à évacuer les débats tout (souvenons du documentaire « À hauteur d’homme » sur l’élection de 2003).

Voter pour le moins pire

Pour beaucoup de citoyens et de citoyennes, cette évolution est palpable et évidente. L’exercice du droit de vote, une grande victoire des luttes démocratiques du siècle précédent, est questionné dans un contexte où on ne peut espérer autre chose que le « moins pire » des partis. Ainsi dans le contexte fédéral actuel, une majorité de gens estime qu’un « changement » avec le Parti Conservateur serait une catastrophe supplémentaire contre les droits sociaux, l’environnement, la subordination aux Etats-Unis et qui ferait du Canada un autre Texas à la satisfaction de tous les Wall Mart de ce monde. Il en va de même sur la scène québécoise où sondages après sondages démontrent le rejet d’un projet qui affirme vouloir briser les conquêtes sociales des générations antérieures pour satisfaire une poignée d’affairistes. Les électeurs ne sont donc pas idiots et ils vont probablement voter lors des prochaines élections fédérales et provinciales pour éviter le pire. Mais ce n’est pas enthousiasmant.

Qui décide ?

Il serait simpliste de blâmer les partis, car d’autres jeux de forces sont à l’œuvre dans la société. On le dit souvent, la mondialisation et le néolibéralisme empêchent les États de gouverner pour le bien commun. Des partis de gauche et de centre-gauche arrivés au pouvoir ont les mains et pieds liés par le FMI, la Banque mondiale et les autres instruments disciplinaires d’un système capitaliste de plus en plus sauvage. Les gouvernants se font dire que toute tentative de corriger les inégalités sociales leur vaudront enfer et damnation. On peut à juste titre reprocher aux grands partis d’avoir eux-mêmes endossé cette évolution dont ils sont aujourd’hui les victimes. Il est frappant de voir les électeurs et les électrices dans toutes sortes de pays dire qu’ils rejettent ce néolibéralisme débridé et la domination de la superpuissance américaine qui va avec. Face à cela, des partis progressistes plus sincères disent aux gens de voter pour eux. Mais le système politique actuel, notamment au Canada, polarise entre les grands partis pour ne pas dire les deux grands partis. On craint donc de « gaspiller » son vote. Au lieu de cynisme, il me semblerait plus juste de parler d’un scepticisme, d’une vision critique, qui est loin d’être bête et individualiste.

Le grain de sable

Il n’y a pas de raccourci et la route sera longue. Nous vivons dans une époque de régression sociale, économique, politique, culturelle. Cela fait penser, même si l’histoire ne se répète jamais, à ce qui s’est passé durant la première moitié du vingtième siècle. Les progrès de la technique avaient alors été captés par les dominants pour bloquer les forces d’émancipation et précipiter le monde dans une série de conflits meurtriers. Par la suite, l’histoire a bifurqué au profit des peuples qui se sont libérés du fascisme et du colonialisme pour reconstruire des nations et des États. Mais aujourd’hui avec les armes de l’espace et des communications instantanées, les vrais détenteurs du pouvoir ont repris l’initiative. Ils brassent dans le secret des milliards de nos argents et sont prêts à tout pour privatiser le bien public et défendre les intérêts d’une petite minorité. L’accès à l’eau, l’éducation universelle, la santé, l’alimentation, les soins à la petite enfance et tout le reste sont autant de marchandises à transiger sur des « marchés » contrôlés par une architecture qui favorise les puissants. Mais ces dominants trouvent sur leur chemin des millions de citoyens et de citoyennes qui sont autant de grains de sable enrayant la grosse machine.

Réinventer la politique

Certes, ce mouvement « anti » tente avec difficulté de devenir un mouvement « alter », qui propose et construit. Il sait qu’il faut agir sur l’espace politique réellement existant. Ce qui se fait cas par cas, concrètement, méticuleusement. Par exemple, le mouvement citoyen a réussi avec le gouvernement fédéral de 2003 à bloquer l’entrée en guerre qui n’était pas une mesure « bêtement pacifiste » comme l’ont dit certains commentateurs, mais qui reflétait une vision du monde différente basée sur la paix et la solidarité entre les peuples. Autre exemple, une telle convergence est survenue autour de la mise en place du système public-communautaire des CPE (avant que les (néo)libéraux n’entreprennent de démolir cette formidable innovation sociale). Autant de « petites » victoires », autant de manifestations d’un mouvement citoyen qui n’est pas autant « apolitique » qu’on se plaît à le dire. Au-delà de ces avancées, le mouvement citoyen élabore des alternatives pour redéfinir la gouvernance par un rehaussement de la démocratie, par des modèles de développement qui respectent la vie des communautés et leur environnement et qui brisent l’injustice confinant des populations à l’« apartheid social ». Parallèlement, de nouvelles perspectives sont dégagées par de nouvelles formations politiques et bien qu’à court terme, il est peu probable qu’elles deviennent dominantes, elles indiquent que des semences sont semées pour « reconfigurer » le terrain politique dans les prochaines années. C’est un travail « de fourmi », souvent invisible, parfois ingrat, qui implique du mouvement social une immense générosité et une grande modestie. Mais c’est comme cela qu’on va changer le monde et qu’on va éviter le chaos dessiné par les George W. Bush de ce monde.

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