Quelle souveraineté pour l’Irak ?

jeudi 1er avril 2004, par Daphnée DION-VIENS

La signature de la Constitution intérimaire par le Conseil de gouvernement provisoire irakien représente un effort significatif de la part des Américains afin de légitimer l’invasion et l’occupation de l’Irak. Mais selon Phyllis Bennis, chercheure affiliée à l’Institute for Policy Study de Washington, « ce transfert de pouvoir ne mettra pas un terme à l’occupation, ne mènera pas au retrait des troupes américaines ni à aucune forme de souveraineté en Irak ». Le point de vue d’une spécialiste du Moyen-Orient sur la question.

« La nouvelle Constitution manque de légitimité » selon Mme Bennis, puisqu’elle a été rédigée sous la supervision des autorités américaines, par un comité choisi par les États-Unis. Le texte est sujet à l’approbation finale de l’administrateur civil américain en Irak, Paul Bremer. De plus, ce même document décrit seulement un « vague processus » qui mènera à la sélection du gouvernement à qui les Américains souhaitent transférer le pouvoir le 30 juin prochain. La Constitution stipule que « les membres du gouvernement transitionnel seront choisis selon un processus de délibérations et de consultations auprès du peuple irakien, menées par le Conseil de gouvernement irakien et la Coalition provisoire d’autorité, possiblement en consultation avec les Nations unies ». Mais rien ne vient préciser comment se feront ces consultations. « Le Conseil de gouvernement n’a pas réussi jusqu’à maintenant à mener de larges consultations afin d’impliquer la population irakienne dans sa propre gouvernance, il est donc peu probable que cette situation change bientôt », craint Mme Bennis.

Plusieurs membres du Conseil de gouvernement irakien ont clairement exprimé leur désir de conserver leurs pouvoirs, sachant qu’après avoir passé plusieurs années à l’extérieur de l’Irak, il leur serait difficile de gagner des élections. Puisque la nouvelle Constitution ne précise pas comment le gouvernement de transition sera sélectionné, plusieurs observateurs comme Phyllis Bennis croient que le Conseil, contrôlé par les Américains, demeurera le centre de l’autorité en Irak.
De plus, la Constitution tel que rédigée ne pose pas de limites à l’action d’un prochain gouvernement transitoire, qui pourrait décider de poursuivre les politiques américaines de privatisation des services publics, de négocier des changements importants dans les contrats pétroliers et de signer une entente avec les forces armées américaines qui les inviterait à demeurer plus longtemps en Irak.

Vers un système fédéraliste

La nouvelle Constitution prévoit la mise sur pied d’un système gouvernemental fédéral. Mme Bennis affirme qu’en dépit d’un discours contraire, « il est presque certain que les composantes de ce système seront déterminées par les identités ethniques et religieuses présentes en Irak » puisque la division des Irakiens entre Kurdes, Turcomans, Assyriens, chiites, sunnites et chrétiens est à la base de la création du Conseil de gouvernement provisoire irakien.

Selon Mme Bennis, cette éventualité comporte trois problèmes majeurs. Premièrement, il n’y aurait pas de représentations pour ceux qui s’identifient d’abord comme Irakiens, et ensuite comme chiites ou Kurdes, par exemple. Ensuite, le concept de « quotas » ethniques ou religieux sous-entend que ces groupes représentent des entités politiques monolithiques, ce qui est souvent loin d’être le cas. Finalement, un système basé sur des intérêts religieux ou ethniques est nécessairement instable, dans la plupart des cas donnant aux populations minoritaires ou majoritaires trop ou pas assez de pouvoir, sous-estimant ainsi l’identité nationale en tant qu’Irakien ou Irakienne. Elle rappelle que les années de divisions religieuses au Liban ont démontré les dangers potentiels d’un système basé sur de tels intérêts.

Cette Constitution, par exemple, donne aux Kurdes (qui représentent environ 20 % de la population) un droit de veto sur l’acceptation de la future Constitution permanente. En effet, les Kurdes représentent la majorité de la population dans trois provinces irakiennes et le texte provisoire stipule qu’une loi ne sera pas adoptée si une majorité d’Irakiens s’y oppose dans au moins trois provinces.

Le compromis de l’islam

« La relation entre la loi religieuse et les libertés individuelles demeure floue » affirme par ailleurs Mme Bennis. Selon la Constitution, l’islam est présenté comme une des sources des lois irakiennes. Aucune loi ne peut aller à l’encontre de la loi islamique ni du respect des droits humains : un compromis entre ceux qui exigeaient que la loi islamique soit considérée comme la source exclusive de toutes nouvelles législations, et ceux (particulièrement les groupes de femmes) qui craignaient que cette loi islamique ne vienne altérer les droits individuels enchâssés dans la Constitution. L’islam a aussi été désigné comme étant la religion de l’État irakien (comme la plupart des constitutions arabes) même si la liberté de religion est incluse dans le texte. Des hauts dirigeants américains, incluant Paul Bremer, ont déjà affirmé qu’ils opposeraient leur droit de veto à toute constitution qui voudrait faire de l’Irak un « État islamique ».

La Constitution garantie aussi une série de droits individuels et politiques, de même que des droits économiques et sociaux relativement avancés dans le monde arabe. Ces droits incluent la liberté d’expression, d’association, de religion, le droit de manifester et de faire la grève, l’accès à la cour et à la présomption d’innocence. La torture, les arrestations illégales et l’esclavage sont notamment interdits. Cependant, l’interdiction d’établir des « tribunaux spéciaux » est déjà remise en question par le tribunal spécial établi pour juger Saddam Hussein et d’autres criminels de guerre, fait remarquer Mme Bennis.

En terme de droits économiques et sociaux, la Constitution inclut « le droit à la sécurité, à l’éducation et aux services de santé ». Le texte stipule qu’un des objectifs est que « les femmes constituent au moins le quart des membres de l’Assemblée nationale » qui seront choisis pour rédiger la Constitution finale, et que « tous les Irakiens sont égaux devant la loi, peu importe leur genre, opinion, religion, nationalité ou origine ».

Phyllis Bennis n’est pas impressionnée par les droits garantis dans la Constitution provisoire irakienne, et se montre plutôt pessimiste quant à son application : « Les États-Unis ont lancé une importante campagne de propagande autour de ces garanties, un précédent dans le monde arabe selon eux. En fait, des États arabes ont aussi des droits constitutionnels similaires. Comme c’est le cas pour les États-Unis, l’Europe ou ailleurs, le problème ne se situe pas dans les lois écrites mais plutôt dans leur application. Je crains, dans ce domaine, que l’Irak ne soit pas très différent d’ailleurs. »

Daphnée Dion-Viens


Bas de vignette photo : Parmi les nouveaux droits enchâssés dans la Constitution provisoire irakienne, le droit à la sécurité, le droits aux services de santé et le droit à l’éducation.

À propos de Daphnée DION-VIENS

Assistante à la rédaction, Journal Alternatives

Vous avez aimé cet article?

  • Le Journal des Alternatives vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.

    Je donne

Partagez cet article sur :

  •    
Articles de la même rubrique

Volume 10 - No. 07

Le Rwanda, dix ans plus tard

Articles du même auteur

Daphnée DION-VIENS

Mainmise sur les services

Je m’abonne

Recevez le bulletin mensuel gratuitement par courriel !

Je soutiens

Votre soutien permet à Alternatives de réaliser des projets en appui aux mouvements sociaux à travers le monde et à construire de véritables démocraties participatives. L’autonomie financière et politique d’Alternatives repose sur la générosité de gens comme vous.

Je contribue

Vous pouvez :

  • Soumettre des articles ;
  • Venir à nos réunions mensuelles, où nous faisons la révision de la dernière édition et planifions la prochaine édition ;
  • Travailler comme rédacteur, correcteur, traducteur, bénévole.

514 982-6606
jda@alternatives.ca