Les résultats obtenus par Québec Solidaire aux dernières élections comme le fait qu’il n’y aura pas de nouvelles élections d’ici 4 ans invitent à s’interroger sur le type d’intervention que ce parti devrait privilégier au cours des prochaines années. Ce texte – en cherchant à aller sur le fond[1] – vise à proposer quelques premiers jalons en la matière.
Au terme de cette campagne électorale de mars et avril 2014, les questions restent nombreuses pour les partisans de Québec Solidaire. Certes Q.S. a connu certains résultats encourageants (une croissance de 1,7 %, une députée de plus, etc.!), mais lorsqu’on cherche à se projeter dans l’avenir et à réfléchir aux réelles chances d’une formation politique de gauche comme Q.S., on reste hanté par bien des interrogations.
Par exemple, devrait-on se contenter de l’idée très simple qu’à chaque nouvelle campagne on accumule quelques nouveaux députés en attendant le jour (lointain ?) où – « vague orange/Québec solidaire » en prime – on en aura assez pour gouverner et enclencher la mise en route du programme de Q.S.?
Doit-on au contraire imaginer qu’on restera un parti à la marge – certes sympathique (angélique, diront certains) – mais juste bon à épicer les débats et à avancer quelques idées généreuses, une sorte de sel de la terre inoffensif ?
Ou autre possibilité encore : doit-on se dire qu’on n’arrivera jamais au pouvoir (au gouvernement) si on ne mâtine pas notre programme d’une bonne dose de réalisme – en collant plus aux idées qui sont dominantes – et notamment si on ne se réfère pas plus explicitement aux idéaux de la social-démocratie ou plus exactement de ses oripeaux contemporains, le social-libéralisme[2], seule voie apparente pour penser à des réformes réalisables dans le contexte du capitalisme de l’Amérique du Nord ?
Ce texte cherche à explorer une autre voie ; une voie qui – loin tout à la fois de la tentation social-libérale et de la chimère d’un grand soir (imaginé pour demain) – pourrait servir de cadre de référence à une possible stratégie de Q.S. pensée sur le long terme ; une stratégie qui tout en prenant en compte le réel des rapports de force sociaux et politiques (tels qu’ils se donnent aujourd’hui au Québec), n’abdiquerait pas de sa volonté de vouloir y faire naitre – ainsi que son programme le propose – une société soucieuse de justice sociale qui soit tout à la fois féministe, indépendantiste, altermondialiste et écologiste. Nous appellerons cette voie, la voie de la rupture démocratique.
Le contexte de fond qui détermine tout
Il faut bien sûr partir du contexte qui est le nôtre pour en prendre acte loin de tout « mirage jovialiste » : celui d’une hégémonie néolibérale grandissante (ce qui est loin d’être une bonne affaire pour un parti de gauche !) et au-delà d’une relance du capitalisme globalisé à l’échelle du monde dont la poussée des pays émergents – Chine en tête – en serait l’expression la plus manifeste. Avec cependant quelques bémols non négligeables : cette relance ne se fait pas sans crises ni secousses importantes (voir la crise financière de 2008) ou dégâts écologiques récurrents (Deepwater-Horizon [2010], Fukushima [2011], etc.), et sans non plus d’importantes réactions collectives, certes conjoncturelles ou éphémères, mais massives comme par exemple le mouvement des indignés ou le mouvement du printemps Érable au Québec ou encore le Printemps arabe. Des réactions qui néanmoins ne parviennent pas à trouver des débouchés politiques durables, ni non plus à accroître sur le moyen terme leur influence, tant il y a tout à la fois déficit démocratique et crise de la représentation politique, et tant pèsent encore dans l’inconscient collectif les monumentaux échecs sociaux politiques du cycle historique précédent, ceux du communisme, de la social-démocratie et du nationalisme-populaire.
Cette rapide description des grands paramètres de la période dans laquelle nous nous trouvons, nous rappelle donc que la situation objective n’est a priori guère favorable à des changements structurels rapides, donc à des politiques de ruptures, tant non seulement de larges secteurs de la population ne sont pas acquis à cette idée, mais tant aussi les élites dominantes économiques, politiques et culturelles y sont profondément opposées (leur façon de régler la crise financière de 2008 en étant l’indice le plus sûr !). En termes clairs cela veut dire que les idées phares de l’actuel programme de Q.S., tel par exemple qu’il a été présenté lors de la campagne (la marche à l’indépendance, le refus du virage pétrolier, l’impératif de la justice sociale, etc.), n’ont guère de chance de devenir – en elles-mêmes et pour elles-mêmes – des idées facilement adoptées par tous et toutes.
À l’ère néolibérale, la société n’est qu’un champ de forces
Il y a un autre élément important à prendre en compte, un élément qu’à Q.S. on ne mesure pas toujours à sa juste valeur : ce n’est pas parce qu’une idée est bonne et cohérente, et qui plus est « noble » (l’idéal de la justice sociale) qu’elle sera pour autant facilement acceptée. En somme, ce n’est pas parce qu’une idée politique est bien exposée (avec clarté, etc.) et qu’elle est en elle-même convaincante, qu’elle va à tout coup rallier de larges pans d’électeurs. Dans une collectivité comme celle du Québec de l’ère néolibérale, les idées passent toujours par le tamis des intérêts et donc des affects (pour reprendre une expression de Spinoza). Elles dépendent en dernière instance de logiques d’intérêts et de la position de force qu’elles peuvent occuper au sein d’une formation sociale donnée.
Ainsi, s’il y a au Québec une très claire hégémonie néolibérale (le catéchisme néolibéral est si présent partout, en santé, en éducation, en culture, etc.), c’est moins suite à la valeur des idées qu’elle incarne, qu’au fait que ces dernières sont l’expression des intérêts de groupes sociaux et économiques qui sont parvenus à s’imposer socialement et politiquement. En somme ces groupes d’intérêts sont devenus si dominants et hégémoniques (économiquement, socialement, politiquement) que leurs idées ont même fini par être adoptées (et désirées) par de larges secteurs de la population qui pourtant n’y trouvent pas d’intérêts directs, notamment en ne bénéficiant d’aucun des privilèges et avantages que les puissants (le 1 %) ont pu ces dernières années largement conforter.
La nécessaire bataille culturelle
On pourrait rajouter qu’à l’ère néolibérale, la bataille prend une dimension éminemment culturelle et idéologique. Déjà dans les années 30 (au cycle historique précédent), Antonio Gramsci nous avait appris à en tenir compte : une classe pour rester dominante aux sein d’une formation sociale donnée doit non seulement disposer de la force (le pouvoir exécutif gouvernemental, les appareils répressifs, etc.), mais aussi du consentement (disposer de la légitimité et de l’appui tacite des instances idéologiques, culturelles, religieuses existantes). Elle doit donc disposer de la puissance de l’appareil d’État militaire ou policier, mais aussi et surtout gagner la bataille des idées et des arguments pour faire partager sa vision du monde et s’arranger qu’elle devienne celle de tous et toutes.
Le poids grandissant et « tonitruant » des médias – dans la formation de l’opinion publique, dans le déroulement d’une campagne, dans la constitution des rapports de force, etc. – en est à sa manière l’expression néolibérale. Il nous oblige d’ailleurs à penser la lutte sociale comme une lutte se donnant dans de multiples secteurs de la société et dont il ne faut oublier aucun (à quand au Québec, un média de masse favorable à la gauche ?).
Il s’agit donc de ne pas mener seulement la lutte au parlement, ou dans la rue, ou encore dans l’entreprise, mais partout : à l’école, dans les institutions étatiques et para-étatiques, dans les syndicats, dans les médias, etc. Partout, il y a des espaces démocratiques à élargir ou approfondir, des contre-pouvoirs à constituer, ce qu’on pourrait appeler – en suivant Gramsci – un mouvement de contre-hégémonie à relancer puis à renforcer et faire croître.
Mais quel genre de parti est donc Q.S. ?
Dans ce contexte, comment se situe Q.S.? Parti de gauche pluriel, à sa manière atypique, parti « post-chute du mur de Berlin », Q.S. a connu au point de départ une approche plus pragmatique qu’idéologique. Ce parti s’est donc constitué d’abord en voulant répondre à une puissante aspiration unitaire provenant de divers groupes et sensibilités de gauche, tout en se faisant l’écho des mouvements sociaux dont étaient issus ses membres fondateurs ainsi qu’en cherchant à répondre en premier lieu aux questions immédiates que pouvaient se poser ses militants dans le contexte du Québec. D’où ses volontés féministes, altermondialistes, écologistes, indépendantistes, ses aspirations à la justice sociale et à la démocratie participative. Volontés dont on voit bien cependant comment elles appellent des transformations structurelles qui heurtent de plein fouet le fonctionnement de la société capitaliste néolibérale du Québec.
Il est vrai que l’orientation générale de Q.S. doit aussi être nuancée par la relative indétermination de son programme économique (économie sociale, étatique, privée : laquelle prime ?), par le fait que, même si une de ses brochures évoque l’idée d’un dépassement du capitalisme, il n’est fait nulle part référence à l’idéal socialiste (fut-il du 21e siècle[3] !). Elle doit aussi être relativisée en fonction de la façon dont Q.S. s’est « dans les faits » construit et fonctionne (l’utilisation du code Morin, la référence aux traditions syndicales ou communautaires, sa pratique d’abord électoraliste, etc.) ainsi que de la façon dont ce parti tend souvent à privilégier au point de départ une logique communicationelle qui insiste sur la forme plus que sur le fond et en vient à répondre aux questions sur un mode toujours conjoncturel.
Il est remarquable aussi que l’idéal social-démocrate (ou ce qu’il en reste sous la forme de social-libéralisme) n’ait jamais été – ou pas encore – revendiqué comme tel, même s’il existe certains de ses représentants qui en défendent la pertinence. Et même si plus récemment Françoise David et Andres Fontecilla ont utilisé explicitement le terme lors d’un premier bilan de la campagne[4]. On le voit donc bien : Q.S. reste un parti ouvert et pluriel, un parti/processus dont les grandes orientations sont loin d’être encore totalement définies et qui pourrait donc dériver facilement dans un sens ou dans un autre.
Pourquoi penser la transition
Il faut rappeler que nous sommes sortis – lors la décennie des années 80 – d’un long cycle de luttes socio-politiques qui, selon des penseurs comme Wallerstein ou Arrighi[5], s’est initié en 1848 et après avoir été capable de faire naître jusqu’à des États aux prétentions socialistes, s’est brutalement effondré en 1989 avec la chute du mur de Berlin, la dislocation de l’URSS puis la disparition des pays dits socialistes, entrainant dans son sillage une formidable crise des alternatives sociopolitiques autour desquelles s’étaient cristallisées les oppositions au capitalisme.
Les mêmes causes produisant les mêmes effets et puisque le capitalisme depuis la fin des années 80, loin de disparaître, s’est redéployé encore plus largement, on peut donc imaginer que les mouvements de rébellions et de résistances de masse que ce mode de production avait fait naître et croître peu à peu aux 19e et 20e siècles, risquent bien de se reconstituer. Mais évidemment ils le feront sur la base d’un nouveau cycle historique qui a sa propre dynamique et qui tout en donnant l’impression de tout recommencer à neuf, se trouve néanmoins profondément enraciné dans le passé, influencé par les bons coups comme les échecs qui se sont donnés au cycle précédent. Aussi si l’on veut participer activement à ce redéploiement des résistances et dans leur sillage à l’approfondissment d’espaces démocratiques et à la reconstitution de pouvoirs contre-hégémoniques chaque fois plus importants, il faut comme l’indique Alberto Toscano[6] être capable de penser son action sur le mode de la transition, et même de la transition longue et tragique. Seule manière de penser la transformation du réel tel qu’il se donne pratiquement à nous, en n’en restant pas au domaine de l’utopie chimérique, ni en se rabattant sur le seul et hypothétique surgissement d’un événement révolutionnaire (dans la lignée de Rancière, Badiou, et de bien des représentants du mouvement libertaire, etc.).
Que veut dire penser la transition
- C’est chercher à avoir le regard qui porte au loin, en ne se contentant pas de voir les choses seulement, une ou deux élections en avant.
- C’est pointer du doigt le formidable déficit démocratique qui taraude nos sociétés contemporaines et qui fait que d’immenses majorités ont fini par ne plus avoir aucune prise sur leur destin, privées de voix et de moyens pour se faire entendre et reconnaître.
- C’est se poser la question du dépassement du capitalisme : comment peut-on véritablement y arriver, surtout si l’on pense que ce mode de production est responsable non seulement de crises et d’injustices notoires, mais aussi de dégats environnementaux de plus en plus préoccupants pour l’avenir de la planète elle-même.
- C’est chercher à dépasser la situation sociale et politique telle qu’elle s’offre à nous aujourd’hui, en nous donnant les moyens de faire évoluer les rapports de force sociopolitiques en notre faveur, de manière à être par la suite en meilleure position et condition pour aller plus loin.
- C’est participer à la création de toujours plus de mobilisations sociales, de capacité de luttes, de pouvoir d’affirmation des gens d’en bas, des secteurs populaires, des classes dites moyennes, de ces 99 % de la population dont les intérêts ne sont pas pris en compte par les dynamiques néolibérales contemporaines.
En somme c’est participer à la relance d’un vaste mouvement social de reprise de contrôle collectif sur la société et de reconstitutions de contre-pouvoirs collectifs (un double pouvoir en germe), mais orientées autour de la réalisation de transformations structurelles pensées sur le long terme.
C’est donc participer à la reconstruction d’une communauté d’intérêts, d’un vaste camp (celui de la majorité, des gens d’en bas), en favorisant partout où c’est possible l’unité la plus large contre le néolibéralisme et les liens « populistes » et incestueux qui ont fini par unir certains secteurs populaires aux élites au pouvoir. C’est ainsi travailler à rompre avec le système en place, mais sur le mode démocratique, c’est-à-dire en s’appuyant sur la mobilisation sociale et populaire et la constitution de contre-pouvoirs en marche. Telle est la voie de la rupture démocratique.
Penser la transition, c’est ainsi ne plus opposer ce que l’on a tendance à penser de manière contradictoire : l’exercice du pouvoir au quotidien d’un côté, et de l’autre la prise de pouvoir ; ou alors d’un côté la période avant l’arrivée au gouvernement, et de l’autre celle qui lui succèdera ; ou encore ce qui d’un côté se passe au Québec, et ce qui de l’autre se passe à l’étranger[7], etc. Penser la transition, c’est unir tous ces éléments dans une stratégie d’ensemble, en travaillant à la rupture démocratique, mais sur le long terme, en sachant qu’il y a des seuils, des sauts qualitatifs, des « bonds de tigre » où les choses brusquement s’accélèrent (notamment lors de l’arrivée au gouvernement, mais pas seulement, lors de crises sociales aussi), et auxquelles il faut se préparer pour se trouver par la suite en meilleure position pour réaliser les objectifs qu’on s’est donnés sur le long terme.