« Vous entrez en territoire zapatiste en rébellion. Ici le peuple commande et le gouvernement obéit. » Patiné par le temps, attaqué par la rouille, le grand panneau métallique qui annonce le passage en zones insurgées est toujours bien visible. A Oventic et dans les quatre autres Caracoles qui fédèrent les municipalités zapatistes de l’Etat du Chiapas, « l’autonomie de fait » est une réalité qui perdure depuis une quinzaine d’années. Avec plus de détermination encore à partir du début des années 2000, lorsque les rebelles décidèrent progressivement de réorienter leur stratégie vers le local, échaudés par le bilan de leur marche de 2001 sur Mexico où, soutenus par plus d’un million de sympathisants mobilisés dans le centre ville, ils étaient allés demander – en vain – la réforme constitutionnelle promise .
S’en est alors suivi une période de repli, mal comprise dans un premier temps par les « zapatisants » hors Chiapas, du Mexique, d’Amérique et d’Europe, interprétée ensuite comme un renoncement définitif à l’espoir d’un changement par la voie politique institutionnelle ; comme un recentrage sur l’organisation alternative de la vie quotidienne dans les communautés indigènes. Cette tentative de construire « un autre monde » précisément là où les discriminations et la marginalisation avaient poussé des milliers de paysans mayas à se soulever en armes le 1er janvier 1994, constitue aujourd’hui de facto l’essentiel de la réalité de cette rébellion hors normes.
Autonomie réussie ?
C’est en 2003 que la quarantaine de municipalités zapatistes fut répartie par la direction du mouvement en cinq Caracoles : Oventic, Morelia, La Garrucha, Roberto Barrios et La Realidad. Et autant de Juntas de Buen Gobierno furent constituées pour administrer chacune de ces régions autonomes. A tour de rôle, des délégués – hommes et femmes – des communautés viennent y assumer leurs responsabilités, durant une ou deux semaines. Fonctionnement collectif, horizontal et rotatif. Le meilleur moyen, selon le sous-commandant Marcos, toujours porte-parole du mouvement et chef militaire de son armée (l’EZLN, Ejercito zapatista de liberacion nacional), d’éviter les pièges du pouvoir, tels la corruption ou l’éloignement des soucis du quotidien... Avec succès ?
Une poignée d’études universitaires menées ces dernières années sur place confirment les impressions du visiteur de passage. Si les municipalités autonomes zapatistes ne sont pas devenues des paradis sur terre, les indices d’absentéisme scolaire, de dénutrition et de mortalité infantile – les plus élevés du pays avant 1994 – y sont en baisse. Différence plus manifeste par rapport aux villages voisins non zapatistes, l’application stricte de la ley seca revendiquée par la composante féminine du mouvement rebelle dès 1993 y a fait chuter l’alcoolisme – endémique jusque-là – et donc les violences conjugales et plus globalement le mauvais traitement des femmes.
En matière de justice, le recours aux usages communautaires – fussent-ils émancipés du caciquisme traditionnel – n’est pas sans risque et instille de fait des situations complexes de « pluralisme juridique ». Parmi d’autres, l’anthropologue Mariana Mora explique toutefois que dans le Caracol de Morelia où elle a réalisé sa thèse pour l’Université du Texas à Austin, tant des métis et indigènes zapatistes que des non zapatistes préfèrent désormais, pour résoudre leurs problèmes de terre, de vol, de divorce…, s’adresser aux instances autonomes plutôt qu’aux cadres officiels. Avec la conviction que les premières sont plus « justes » et « efficaces ».
Economie confisquée
Le volet économique est forcément plus problématique. Dans les communautés autonomes, la dépendance à l’égard du clientélisme et de l’assistancialisme de l’Etat, bannie totalement depuis 2003, a fait place à une autre dépendance, celle vis-à-vis de la solidarité non gouvernementale, nationale et internationale, certes plus respectueuse des dynamiques et des priorités zapatistes, mais qui ne peut rompre pour autant avec le schéma aléatoire ou obligeant de l’aide. Au-delà, c’est l’ensemble des régions indigènes rurales du Chiapas qui continuent à faire les frais d’une insertion pour le moins désavantageuse au sein de l’économie nationale et mondiale. En atteste l’émigration, qui touche aussi fortement les communautés rebelles. Zapatiste ou non, l’indigène chiapanèque sait qu’à Cancun, aux Etats-Unis ou ailleurs, dans le bâtiment ou dans un autre secteur, il pourra mieux gagner sa vie qu’en s’acharnant sur son maigre lopin de terre, pour y produire un maïs devenu non rentable depuis que les accords de libre-échange nord-américains ont ouvert la voie aux excédents de l’agro-industrie états-unienne .
Le Chiapas, riche en ressources naturelles, reste certes une terre d’investissements, mais, dans leurs formes actuelles, qu’ils soient agricoles, pétroliers, gaziers, forestiers, miniers ou touristiques, ils confirment d’abord l’extraversion de l’économie de la région : appropriation privative et concentration des ressources ; approvisionnement du marché national et mondial en hydro et agro-énergie, en carburants fossiles, en pharmacopée brevetée, en minerais, en destinations de vacances… Ce modèle d’« insécurité alimentaire » et du « tout à l’exportation » persiste à sacrifier, en dépit d’une sensibilité croissante à ses limites, l’essentiel de la raison sociale et environnementale à la logique motrice du profit, au bénéfice prioritaire des capitaux nord-américains, colombiens, espagnols et autres qui l’irriguent.
Facette la plus outrancière – parce que la plus visible – de ce hold up des richesses chiapanèques, l’organisation du marché touristique local. Le Sud du Mexique demeure en effet de loin la première destination latino-américaine des vacanciers internationaux, et pour peu que ces derniers ne se cantonnent pas aux plages de la péninsule du Yucatan, le « pittoresque des Indiens » du Chiapas, le « mystère » de ses ruines précolombiennes et la « luxuriance de sa nature préservée » ont fait de la région l’endroit rêvé pour touristes en quête de dépaysement culturel soft, de décor humain exotique et de rapport enchanté au monde… Premiers bénéficiaires de l’affluence : une poignée de tour-opérateurs transnationaux et leurs « formules écotouristiques all in » ; derniers bénéficiaires : les Mayas eux-mêmes, dont quelque 71% souffrent de malnutrition …
En cela, la modique quote-part additionnelle que les rebelles zapatistes font actuellement payer « en toute illégalité » à l’entrée des cascades d’Agua Azul, aux voyagistes qui y déversent leur lot quotidien de visiteurs émerveillés, apparaît plus comme l’expression symbolique inoffensive d’une volonté légitime de réappropriation que comme le tremplin d’un improbable renversement de tendance. Les freins à la construction de l’autoroute qui facilitera les flux touristiques entre les pyramides de Palenque et San Cristobal de Las Casas, la « fascinante cité coloniale », semblent d’ailleurs aujourd’hui plus d’ordre économique et logistique que sociopolitique, bien que plusieurs des territoires indigènes à traverser affichent leur identité zapatiste…
Guerre d’usure « de basse intensité »
A écouter les commandants rebelles, si les menaces principales qui pèsent sur leur projet autonomiste et sur « ses résultats sanitaires et économiques encourageants » sont effectivement extérieures au mouvement, elles se situent avant tout dans la stratégie « contre-insurrectionnelle » privilégiée par les autorités mexicaines ces dernières années. Stratégie aux variantes multiples, mais qui pour l’essentiel, à défaut d’avoir accepté de payer le prix politique d’une éradication militaire de l’EZLN ou, à l’inverse, de négociations abouties, parient depuis 1994 sur la lassitude des populations insurgées, en entretenant activement le harcèlement physique et psychologique des communautés autonomes.
Quadrillage militaire des zones rebelles – 118 bases ou postes de l’armée fédérale , dont 57 installés sur des terres communautaires –, menaces et déplacements forcés, « parrainage » de groupes paramilitaires anti-zapatistes, coupures d’électricité et sabotages divers, exacerbation des divisions et conflits entre organisations paysannes indigènes, notamment par l’octroi de titres de propriété sur des terres occupées par les zapatistes… L’ensemble participe du pourrissement de la situation. Pas une semaine ne se passe sans l’écho d’une escarmouche plus ou moins violente à tel ou tel endroit d’un tissu social déchiré pour longtemps.
Dans les ONG locales proches des communautés rebelles, on reste optimiste, contre vents et marées. On y reconnaît que le poids social du zapatisme est sapé, qu’« ils sont moins qu’il y a dix ans » – même si « l’EZLN elle-même est incapable de quantifier précisément ses bases d’appui », « certains quittent le mouvement, d’autres le rejoignent » –, mais la conviction que l’on a affaire à « un mouvement antisystémique », « irréversible », « plus déterminé que jamais » et « inscrit dans le long terme » est intacte. « La conscience croît, la nouvelle génération est née dans le zapatisme, un sujet et un ordre alternatifs sont en construction dans les municipalités autonomes, basés sur de nouveaux rapports sociaux. Les collectifs de production agro-écologique donnent vie à l’autonomie, en étroite relation avec les systèmes d’éducation et de santé zapatistes ». Un enthousiasme et une confiance dans l’avenir que même le Coca-cola qui continue de couler à flots dans la cantine cooperativa Che Guevara d’Oventic ne tempère que le temps… de le boire.
Isolement politique
Ce qui ajoute aujourd’hui à la vulnérabilité sociale, économique et militaire de la rébellion zapatiste dans le Chiapas, c’est son relatif isolement politique dans le reste du Mexique. Marcos lui-même en convient : « le zapatisme est passé de mode ». Et nombreuses sont les voix au sein des gauches mexicaines qui en attribuent la responsabilité au sous-commandant en personne ! Au-delà de l’inévitable retombée de tout phénomène médiatique et de l’essoufflement inéluctable de toute mobilisation sociale, c’est la stratégie nationale et internationale du leader de l’EZLN qui est en cause, et plus encore son discours paradoxal, souvent plus clivant que son humilité affichée le laissait penser.
Si les raisons de l’éloignement progressif des organisations, intellectuels et mouvements vis-à-vis du zapatisme sont multiples, les élections présidentielles de 2006 ont cristallisé la fracture. De l’« Autre Campagne » lancée par Marcos en marge de la campagne électorale officielle, pour mobiliser et articuler les luttes « en bas à gauche », c’est surtout son « antipolitisme » qui a filtré dans l’opinion, et plus particulièrement les attaques répétées à l’encontre du candidat favori de la gauche, Lopez Obrador. Pour légitimes qu’elles soient – au Chiapas et au Congrès, le Parti de la révolution démocratique (PRD) de Lopez Obrador a souvent « trahi » la cause zapatiste –, les diatribes du sous-commandant n’en ont pas moins irrité les gauches mexicaines qui, dans leur majorité et toute leur diversité – des radicales au centristes –, ont fait corps derrière le candidat du PRD. Plus encore aux lendemains des élections, lorsqu’il s’est agi de contester les fraudes qui lui ont coûté la victoire et reconduit à la tête du Mexique un président de la droite conservatrice et néolibérale.
Outre sa « superbe » et ses « zigzags politiques », on reproche à Marcos d’avoir « auto-exclu » le zapatisme de la scène mexicaine et internationale, en snobant d’autres dynamiques révolutionnaires ou altermondialistes, en commettant l’un ou l’autre péché d’orgueil (comme son intervention en 2002 dans la question basque en Espagne, erreur confessée l’année suivante), mais surtout en balisant comme jamais la voie à suivre, tout en réitérant ne pas vouloir guider le processus... Lucide, le sous-commandant reconnaît lui-même certaines erreurs d’appréciation, mais s’il regrette particulièrement l’ultrapersonnalisation de l’EZLN au moment de sa forte médiatisation , il a beau jeu de s’étonner aujourd’hui de son propre discrédit auprès de ceux qui hier encore l’encensaient comme génial porte-parole d’une rébellion qui, sans lui, n’aurait pas retenu l’attention du monde plus de 48 heures.
L’isolement actuel, réel, n’est toutefois que relatif. Officiellement, dans la foulée de son « Autre Campagne » qui l’a vu sillonner le pays en quête des minorités rebelles – sociales, ethniques, sexuelles, générationnelles… –, l’EZLN continue à croire en « la possibilité d’un mouvement national anticapitaliste de gauche », horizontal, de base, en marge de toute représentation, médiation ou institution politique. Début 2009, une nouvelle rencontre internationale a été organisée dans le Chiapas à l’occasion du 15e anniversaire du soulèvement : le « Festival de la digna rabia » (colère digne). Certes moins couru que les précédentes « Rencontres intergalactiques » organisées dès 1996, le happening a tout de même réuni un bel échantillon d’intellectuels et de politiques latino-américains, de mouvements indigènes et paysans nationaux et internationaux, dont La Via Campesina, dans laquelle les zapatistes semblent se reconnaître.
« Egaux parce que différents »
Reste que, quoi qu’il advienne de cette rébellion des confins du Mexique, elle garde aujourd’hui le mérite d’avoir donné vie, à partir de son ancrage local, à un idéal éthique et politique désormais universel : l’articulation de l’agenda de la redistribution à celui de la reconnaissance. En prenant les armes d’abord, pacifiquement ensuite, au gré des circonstances, des rapports de force et de l’adaptation de ses propres stratégies. « Nous voulons être égaux parce que différents », répètent ses commandants sous leur cagoule devenue le symbole incongru d’une affirmation identitaire.
Insurgés en 1994 pour « la démocratie, la liberté et la justice », ils ne seront certes pas parvenus à refonder la Constitution, à décoloniser les institutions, à démocratiser le pays, mais ils auront doté les luttes paysannes et indigènes pour la dignité d’une visibilité et d’une portée inédites. Et ils entendent continuer à peser sur les choix de société, dans un Mexique bloqué politiquement et grand ouvert aux vents dominants de l’économie globalisée.
Le zapatisme participe ainsi pleinement de ces mouvements indiens qui, en Amérique latine, « illustrent la possibilité, aux yeux du sociologue Yvon Le Bot, de conflictualiser le culturel, à condition de le lier – sans le fusionner – au social et au politique, et de l’inscrire dans une perspective d’approfondissement de la démocratie » . Au Mexique, en Bolivie et ailleurs, de la base au sommet, ils font la preuve – fragile – que la mobilisation pour la reconnaissance des diversités n’implique pas nécessairement crispation identitaire ou « clash des civilisations » et qu’elle peut aller de pair avec la lutte pour la justice sociale et l’Etat de droit.
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