Si les enquêteurs cherchent « à qui profite le crime », alors la liste est longue, des seigneurs de la guerre et des partis locaux jusqu’à Georges Bush qui voit ses projets de « démocratisation » du Moyen-Orient légitimés par la mobilisation populaire qui a suivi. À l’inverse la Syrie, dont le nom a pourtant été immédiatement sur les lèvres dans tout Beyrouth, subit de plein fouet les conséquences de l’attentat. Elle affronte la réaction conjuguée de l’opposition libanaise et des puissances internationales - États-Unis et France en tête (pour une fois d’accord). Sans attendre la négociation avec Roed-Larsen, l’envoyé spécial de Kofi Annan, le président syrien, Bachar al-Assad, doit accepter de replier son armée dans l’Est du Liban, puis de retirer les soldats et les agents du renseignement syriens. Mais il rappelle la position qui est la sienne et celle de son protégé, le président libanais Emile Lahoud : sans prise en charge de la sécurité par l’armée libanaise réorganisée par la Syrie, le Liban est menacé d’un retour à la guerre civile.
Les manifestations « souverainistes », autour de la tombe de Rafic Hariri et sur la place voisine des Martyrs au centre de Beyrouth, grossissent de semaine en semaine (les Libanais de chaque camp se comptent, faute de recensement officiel). Mais, au-delà d’une réprobation unanime du crime et du rejet de l’emprise des services de sécurité sur la vie politique, ces manifestations dissimulent mal la grande diversité des objectifs au sein de la coalition des opposants libanais. Tous proclament « les Syriens dehors » mais, pour les partisans chrétiens du général Aoun ou des forces libanaises, c’est immédiatement et sans négociations. Pour les chrétiens modérés proches du patriarche maronite et pour les Druzes de Walid Junblatt, ce retrait doit être négocié, conformément à l’accord de Taïf de 1989. Quant aux manifestants musulmans sunnites, ils crient plutôt « Allah Akbar », montrant ainsi leur préoccupation de retrouver un leader communautaire d’envergure qui défende leurs intérêts sur la scène nationale, en particulier lors des législatives de mai prochain.
L’absence des partis chiites dans ces manifestations n’en est que plus remarquable. Et plus impressionnantes les démonstrations organisées par le Hezbollah dans la banlieue Sud de Beyrouth pour la commémorationreligieuse de la fête de Achoura, le 19 février, puis au centre-ville, « en remerciement à la Syrie » le 8 mars (date anniversaire de la fondation du parti Baath). Ce sont des centaines de milliers de personnes qui déferlent dans les rues, dans une discipline impeccable, tandis que Hassan Nasrallah, secrétaire général du parti depuis déjà 13 ans, harangue cette foule avec la fermeté de qui se sent en position de force.
Les forces du Hezbollah
De forces, Hezbollah n’en manque certainement pas. Celle du nombre d’abord puisqu’il est de loin (devant Amal, devant les partis laïcs et les leaders traditionnels) le premier parti de la communauté confessionnelle la plus nombreuse (entre 30 % et 40 % des quelque 4,5 millions d’habitants du Liban selon les estimations). Celle de la légitimité parlementaire puisque le « Parti de Dieu », qui a participé aux compétitions électorales depuis 1992, compte le bloc de députés le plus important (13 sur 128). Celle d’avoir mené seul la lutte contre l’occupation du Liban Sud et d’avoir bouté l’armée israélienne hors du Liban en mai 2000, tandis que l’armée libanaise (ainsi que l’armée syrienne) était cantonnée à des tâches policières sur la scène intérieure. À l’origine « révolution islamique », le Hezbollah a acquis le statut de « résistance nationale » et jouit de l’admiration, et sans doute de la crainte, des autres communautés libanaises. Après que les États-Unis, suivis du Canada et de l’Australie, l’ait mis sur la liste des mouvements terroristes et que le secrétaire d’État adjoint, Richard Armitage, l’ait qualifié de « team A » du terrorisme international (devant al-Qaïda, « team B »), Washington reconnaît aujourd’hui, comme les Européens, que son désarmement immédiat, réclamé par la résolution 1559 du Conseil de sécurité, ne sera pas facile. Pire, qu’il faut s’attendre à une résistance du Hezbollah à cette demande, au risque d’une déstabilisation générale de la scène libanaise, si bien que ce désarmement n’est peut-être pas souhaitable.
S’ajoute le fait que le Hezbollah constitue le vecteur de la politique chiite de l’Iran au Proche-Orient depuis que l’Organisation de libération de la Palestine (OLP - majoritairement sunnite) a été chassée du Liban par les Israéliens en 1982. Aujourd’hui que les élections irakiennes ont donné la majorité presque absolue aux chiites, cette politique régionale de l’Iran est plus que jamais à l’ordre du jour. Et en même temps qu’une carte aux mains de l’Iran, le Hezbollah était le dernier « atout de la Syrie » dans sa négociation avec Israël, comme l’a fait remarquer avec justesse son secrétaire général adjoint, Naim Qassem. Autant de motifs de négocier chèrement sa place sur la scène libanaise en recomposition après un retrait syrien.
« Sphère musulmane »
Que veut Hezbollah ? Il serait erroné de penser qu’il lui suffirait de suspendre toute activité militaire, de ramener à la vie civile ou d’intégrer dans l’armée libanaise ses quelque 2000 combattants, et de troquer ses katyusha contre des sièges au Parlement, voire au gouvernement. De même, il est simpliste de dire que le Hezbollah est composé d’une aile militaire et d’une aile civile, que la première n’a cessé de diminuer au cours de la décennie 1990 au profit de la seconde, et que le retrait israélien du Liban Sud en mai 2000 a marqué le tournant décisif de sa démilitarisation.
Il est vrai que l’engagement du Hezbollah sur des scènes extérieures, par exemple son aide à Hamas et au Djihad palestinien, est actuellement bridé par la conjoncture régionale. Mais au Liban même, ses ambitions sont grandes, et légitimes. Il se contentera difficilement d’une participation, même accrue, au partage du pouvoir entre communautés religieuses. Ce qu’il vise, c’est une transformation de l’ensemble de la communauté chiite en une « sphère musulmane ». Pour cela, la résistance armée est un pilier aussi indispensable que ses nombreuses et efficaces institutions caritatives, éducatives et culturelles. Cette « contre-société », pour reprendre une formule jadis appliquée au Parti communiste français, pèsera lourd dans les équilibres fragiles du système libanais, vis-à-vis des communautés chrétiennes et sunnites divisées et moins nombreuses, face à des druzes très mobilisés, mais marginalisés.
Alors en quels termes et à partir de quel rapport de forces le Hezbollah négociera-t-il la réforme du système politique libanais ?