La première vague féministe, connue sous le nom de mouvement des suffragettes, s’est étalée des années 1870 à 1930 environ. Les femmes ont alors obtenu le droit de vote, le droit d’occuper des fonctions politiques et la reconnaissance de leur statut de « personne » à part entière devant la loi.
La deuxième vague, c’est le mouvement de libération des femmes que nous avons connu de 1960 au milieu des années 1990. Ce mouvement a permis aux femmes d’obtenir la reconnaissance de l’égalité entre les sexes par la Charte canadienne des droits et libertés, l’accès aux postes supérieurs dans le milieu des affaires comme en politique, le choix d’avoir ou non des enfants, d’obtenir de meilleures salaires, une meilleure protection contre la violence conjugale et de meilleurs arrangements sociaux relativement aux soins des enfants.
Passer la main
La troisième vague n’est toujours pas baptisée. En fait, les militantes sont divisées quant à l’existence même de celle-ci. Mais pour Judy Rebick, ardente militante du mouvement des femmes depuis de nombreuses années au Canada anglais, il ne fait pas de doute que le mouvement débute une nouvelle ère, et qu’il est en train de passer la main à une nouvelle génération.
Militante, journaliste, chercheure et auteure de plusieurs ouvrages, elle vient de terminer un bouquin sur l’histoire du mouvement des femmes des années 1960 aux années 1990. Elle s’est beaucoup questionnée sur l’avenir du mouvement féministe. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui l’ont amenée à écrire ce livre, Ten Thousand Roses : The Making of a Feminist Revolution, dans lequel elle met en garde la nouvelle génération de militantes contre les erreurs qu’elle et ses sœurs d’arme ont pu commettre dans le passé.
« Lorsque je me suis engagée pour la première fois dans le mouvement féministe, je n’étais pas sympathique avec les autres. Ce qui me motivait c’était la colère contre les injustices que je percevais. À moins que vous sachiez comment jongler avec cette colère - laquelle fait partie de n’importe quel groupe qui se bat pour des changements sociaux - vous vous retrouvez avec des différends très violents. »
« Les femmes étaient cruelles les unes envers les autres. Il n’y a pas d’autre façon de le dire. Je l’ai vu et j’en faisais partie. Nous ne voulons plus être comme cela. Nous devons créer des organisations capables de gérer des situations conflictuelles de façon créatrice et solidaire. »
Les 4 étapes de Rebick
Pour commencer, selon Judy Rebick, le mouvement des femmes doit rejoindre les hommes. Le mouvement ne peut plus se limiter à se battre pour la place des femmes à l’intérieur du patriarcat. Cela doit devenir une cause commune avec les hommes qui ne veulent pas d’une société où tout le monde travaille des heures de plus en plus longues « pour nourrir la machine capitaliste », aux dépens de leur santé, de leur famille et de leur vie personnelle. « Une semaine de 80 heures, ce n’est pas ce pour quoi nous nous sommes battues. »
Ensuite, explique la militante, les féministes doivent penser et agir globalement. Car se battre pour la justice sociale et économique en Amérique du Nord, ce n’est pas assez quand les femmes dans le reste du monde vivent dans une pauvreté abjecte, que les filles se voient refuser le droit à l’éducation et aux soins de santé de base, et que le sida se répand au sein de la population féminine.
Troisièmement, dit Judy Rebick, les jeunes féministes doivent saisir à bras-le-corps les problèmes que sa génération n’a pas réussi à régler (un partage plus juste des tâches domestiques ; mettre fin à la violence conjugale), autant que les problèmes qu’elle n’a pas affrontés. Par exemple, l’anorexie chez les jeunes adolescentes qui cherchent à ressembler aux mannequins des magazines.
Finalement, poursuit l’auteure, il faut que les féministes apprennent à être plus légères. Aussi sérieuse que puisse être la bataille pour un monde égalitaire, insiste-t-elle, celle-ci ne sera pas gagnée par un militantisme cynique et content de lui-même.
Des faux pas
Reconnaissant qu’elle et d’autres féministes radicales de sa génération se sont trompées sur plusieurs aspects, Judy Rebick maintient qu’elles ont aussi marqué des points. Elles n’ont jamais abdiqué, malgré d’innombrables rebufades et leurs propres divisions internes. Lorsqu’une voie était bloquée, elles en essayaient une autre. Lorsqu’une faction était stoppée par la médisance, une autre allait de l’avant. « Changer le monde n’est jamais facile », rappelle-t-elle.
Les militantes de la deuxième vague ont compris que pour changer les choses, les femmes devaient à la fois faire des pressions sur le système et travailler dans la rue. Pendant que les pionnières comme Flora Macdonald, Doris Anderson et Laura Sabia se battaient pour l’égalité légale, politique, et en milieu de travail, les organisatrices sur le terrain qui travaillaient à la base ont mis sur pied des centres d’hébergement, des centres de jours et des centres pour les victimes de viol. La plupart sans aide financière des gouvernements. Judy Rebick est surprise que « les jeunes militantes pensent encore que vous pouvez tout faire cela de l’extérieur ».
Ces militantes ont aussi compris qu’il leur fallait agrandir le cercle - même lorsque cela signifiait perdre des militantes de longue date -, afin d’inclure les femmes autochtones, les lesbiennes, les femmes de couleur et les handicapées. Et elles avaient le courage de suivre leurs convictions. Elles ont distribué de l’information sur le contrôle des naissances et l’avortement, alors que c’était illégal. Elles ont organisé le premier - et le seul - débat national avec les leaders canadiens sur les questions des femmes au cours de l’élection fédérale de 1984. Elles ont appris comment faire du lobbying et ainsi créer un précédent en ce sens. « Il n’y avait pas de chemin tracé d’avance. Ils fallaient que nous nous fassions confiance. »
Pas de leçons
Chaque génération doit mener ses propres batailles. De cela, Judy Rebick est convaincue. À 59 ans, pas question qu’elle commence à dire aux jeunes militantes comment choisir leurs priorités, mobiliser leurs pairs ou travailler avec leurs différences : « Je vois de jeunes personnes qui déjà comprennent comment gérer des conflits mieux que nous le faisions. »
Mais elle espère que la troisième vague rassemblera à la fois la force des suffragettes et celle des femmes du mouvement de libération qui ont osé partir à la conquête d’un monde dans lequel leur sexe ne les empêcherait pas de devenir ce qu’elles voulaient être ou faire ce qu’elles avaient choisi de faire. Ce monde, elles ne l’ont pas atteint, mais elles ont réussi à s’en approcher.