Quand l’Université devient usine à diplômes ? - Entrevue avec Normand Baillargeon

jeudi 1er décembre 2011, par Audrey Mockle

Clientèle, capital humain, compétence, compétition, rentabilité, investissement, subvention, privatisation, brevet. Un nouveau vocabulaire et une nouvelle logique se sont infiltrés au cœur de l’éducation, entachant et transformant radicalement la mission des universités. Normand Baillargeon sonne l’alarme dans son essai Je ne suis pas une PME : plaidoyer pour une université publique. Entrevue avec un enseignant qui s’inquiète de la vie intellectuelle québécoise.

Le Journal des Alternatives (JDA) : Dans votre essai, vous critiquez le fait que l’économie se soit incorporée au milieu éducationnel, transformant l’institution universitaire en organisation. L’économie de marché a-t-elle conquis l’éducation de façon sournoise ?

Normand Baillargeon (N.B.) : C’est une logique marchande, une logique mercantile, qui peu à peu, s’en est prise à l’Université. À un certain niveau, c’était assez clair. Par exemple, dans les années 1980, le vocabulaire dominant dans l’ensemble de l’éducation était celui de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), celui du capital humain, celui de la rentabilité, etc. Dans un certain sens, c’était donc avoué et présent, mais les transformations se sont faites petit à petit avec la collaboration des membres de l’Université elle-même, ce que j’appelle l’ennemi intérieur.

JDA : Comment le monde de l’économie réussit-il à obtenir ce qu’il veut de l’État ?

N.B. : Les deux institutions dominantes de notre temps sont l’État et le monde économique. Le fait est qu’ils sont les deux faces d’une même médaille. Depuis 2008, le monde entier est plongé dans une crise économique absolument terrifiante, mais cette crise vient en grande partie d’une déréglementation notamment de l’économie financière qui s’est faite, en particulier aux États-Unis, par le lobbying et la collaboration entre l’État et les institutions économiques. Si vous voulez comprendre les problèmes sociaux dans lesquels vous vivez, cela revient presque toujours à la collaboration entre ces deux instances.

JDA : Si on revient à ce que vous nommez l’ « ennemi intérieur », vous parlez d’une transformation drastique qui s’est toutefois faite de façon inconsciente. Qu’entendez-vous par là ?

N.B. : C’est-à-dire qu’elle est consentie par certaines personnes. Cependant, il est important de noter que rien n’est tout blanc ou tout noir. En fait, ces transformations sont réclamées par des institutions extrêmement puissantes, mais à l’interne, ce que j’appelle l’ennemi intérieur, c’est justement le fait de consentir à ces transformations pour toutes sortes de raisons. Il est clair qu’à l’intérieur de l’Université, les gens participent et deviennent des acteurs majeurs du changement en cours. Tout cela me semble tellement grave, j’ai l’impression que cette transformation s’est produite sans que tout le monde en soit totalement conscient et sans qu’aucune mesure ne soit prise quant aux conséquences futures de tout cela.

JDA : Vous débutez votre essai en expliquant que vous n’avez pas beaucoup d’amis à l’Université.

N.B. : Je suis, à l’intérieur de l’Université, assez polémique depuis plusieurs années. Je défends des positions qui ne sont pas toujours celles que tout le monde veut entendre. Je fais cavalier seul. Je n’ai jamais rempli une seule demande de subvention de toute ma carrière. J’écris des livres et je le fais librement ; je tends à maintenir une posture d’intellectuel libre, ce qui est de plus en plus difficile à l’intérieur de l’Université.

JDA : Pourquoi le sujet de cette transformation de l’éducation ne semble pas inquiéter l’institution de l’éducation ?

N.B. : L’Université se conçoit elle-même comme une partie prenante de cette logique marchande et le hic est que tout cela semble dorénavant acquis. Les valeurs qui pouvaient nous scandaliser il y a vingt ans ont tellement pénétré l’Université qu’on ne peut que constater que le problème ne se pose tout simplement plus, alors qu’à mes yeux, il devrait.

JDA : Vous vous inquiétez notamment pour la pérennité de la vie intellectuelle, vous mentionnez d’ailleurs que la recherche subventionnée est devenue le nouvel étalon-or de cette vie intellectuelle. Pourquoi ?

N.B. : C’est ça qui est rentable ! À partir du moment où l’on entre dans une logique marchande, le travail intellectuel sans ressources financières, sans apport d’argent pour l’Université, est quelque chose qui devient beaucoup moins intéressant et pertinent. En ce moment, on voit s’établir l’étalon-or, la norme à partir de laquelle on se devra d’être jugé. Personnellement, je fais très attention à noter que l’Université est vaste et plurielle, ce qui ne concorde pas avec le fait de penser la recherche subventionnée dans un domaine comme la chimie, la philosophie et la théologie où l’on ne peut exister comme chercheurs sans subvention importante. Alors, il y a une grande variété d’activités intellectuelles légitimes au sein de l’Université. La problématique de la recherche subventionnée n’est donc pas la même dans chaque domaine. Par contre, je crois que cette forme de recherche subventionnée, qui peut parfois être douteuse, devient hégémonique, c’est-à-dire qu’elle s’impose partout comme étant la norme à partir de laquelle on doit tout juger, est une grave erreur. Il existe un grand nombre d’entreprises intellectuelles légitimes, importantes, nécessaires, qui sont faites à l’intérieur de l’Université et qui doivent continuer de se faire, mais qui sont exclues par cette nouvelle logique qui se met en place.

JDA : Quelles seront les conséquences de tout cela dans le système éducationnel ?

N.B. : D’abord, il y a la perte d’une certaine tradition. Par exemple, dans le domaine de l’éducation, il y a un effacement progressif extrêmement marquant On peut obtenir un diplôme sans jamais avoir lu une seule ligne de Rousseau ni même sans savoir qu’il a existé et qui il était. C’est scandaleux ! L’Université a pour mission d’entretenir une distance critique par rapport au monde extérieur, pas de s’engouffrer à l’intérieur à toute vitesse et d’en adapter les valeurs par la suite. Il faut maintenir la distance critique qui est celle de la réflexion. Si on adopte les valeurs marchandes qui s’emparent de l’éducation, on manque littéralement le bateau. Récemment, le recteur de l’Université de Montréal a déclaré que « les cerveaux [doivent] correspondre aux besoins des entreprises ». C’est une proposition complètement démente puisqu’on a renoncé à la part la plus importante de ce qu’est une institution universitaire.

JDA : Êtes-vous pour ou contre la hausse des frais de scolarité ?

N.B. : Je suis contre et je m’y oppose de toutes mes forces. Je crois qu’on se trouve devant un cas où les universitaires, s’ils sont sérieux, doivent appuyer les étudiants car ils se battent pour une université publique. Effectivement, ils luttent pour les générations à venir et pour la qualité de l’éducation. On nous rapporte souvent des statistiques disant que, si on voulait maintenir au niveau de 1970 les frais de scolarité et avoir tenu compte de l’inflation d’une année à l’autre, il faudrait les porter à un certain niveau aujourd’hui. La réponse contraire à cela est de dire que le taux qui a été établi au début des années 1970 correspondait à ce que l’on pouvait collectivement se payer, mais depuis, l’économie n’a cessé de croître. On aurait donc dû appliquer, soit en totalité, soit en partie, cet accroissement à une réduction des frais de scolarité, ce qui signifie que ça fait déjà longtemps que l’Université devrait être gratuite au Québec.

JDA : Dans un article publié dans le magazine À Babord au printemps 2005, vous dites qu’il existe des conceptions délirantes de l’école. Pourquoi une telle confusion quant au véritable rôle de l’éducation ?

N.B. : Cette question est vaste et difficile. C’est vrai qu’il existe une pression, venant entre autres de l’OCDE et du FMI, qui est faite pour penser l’école et l’éducation comme un service à rendre à l’économie ; l’école et l’éducation devraient être entièrement pensées comme quelque chose qui adapte fonctionnellement les individus à l’économie. Je dénonce l’idée que dès le primaire, on fasse de l’éducation à l’entreprenariat. Ajoutons à cela, qu’à l’intérieur des universités, on assiste à un oubli de ce qu’est véritablement l’éducation et qu’on ne sait plus se rattacher à une tradition de réflexion. Je crois que l’on souffre de carence de philosophie et de pensée et pour moi, c’est dément.

JDA : Vous décrivez les universités comme étant des usines à diplômes. Pourquoi ?

N.B. : En rentrant dans une logique marchande, ce qui est important c’est d’accueillir de la clientèle. Cette approche-client est d’ailleurs de plus en plus présente dans le domaine universitaire. On cherche les clients en ouvrant une panoplie de programmes les plus attrayants possibles, on tente de répondre à des besoins réels, on stimule la demande, etc.

JDA : Avons-nous atteint un point de non-retour, l’Université a-t-elle définitivement perdu son caractère public ?

N.B. : Je ne crois pas que le caractère public soit totalement disparu. Il y a encore, heureusement, bien des universitaires qui l’ont encore à cœur. Les gens sont assez sensibles à ce qui se passe en ce moment, mais je pense qu’il faudrait une décision collective sur ce sujet-là. Ce serait l’occasion de tout mettre sur la table. Et si on décide collectivement de suivre ce qui se produit en ce moment, alors je n’aurai plus rien à dire.

***
Pour de plus amples informations sur le phénomène, l’essai Je ne suis pas une PME : plaidoyer pour une université publique, publié aux éditions Poètes de brousse, est disponible en librairie.

Crédits photo : Vanessa Hébert

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