Les personnes blanches n’aiment pas vraiment parler de la blanchité. Après tout, il n’y a que les suprémacistes blancs qui font son éloge, et eux, ils sont déplorables et haineux. Mais le malaise que ressent si souvent la personne blanche devant sa blanchité est symptomatique d’un embarras plus général quand il s’agit d’identifier et de reconnaître les avantages accordés de façon systémique aux personnes blanches. Les théoriciens critiques de la blanchité s’efforcent de scruter et de définir ce qu’on appelle les privilèges blancs, non simplement pour culpabiliser, mais pour problématiser ces privilèges au nom de la justice raciale. Le mot « privilège » évoque peut-être la richesse ou le luxe pour certains, mais évidemment, tous les Blancs ne sont pas aisés. Parler de privilège blanc ne veut pas dire que les Blancs ont tous une vie facile, sans pauvreté, sans problème ou obstacle. Gina Crosley-Corcoran décrit bien ces enjeux dans son article « Expliquer le privilège blanc à une personne blanche et pauvre » : « Personne ne dit que les hommes blancs hétéros valides et de classe moyenne sont des tas de trous du c** qui n’ont rien fait pour obtenir ce qu’ils ont. Reconnaitre son privilège, c’est simplement être conscient·e que certaines personnes doivent travailler plus dur juste pour vivre les choses que vous tenez pour acquises (si toutefois ils les expérimentent un jour) »[1].
Dans les sociétés occidentales, être blanc est normalisé au point où l’on oublie qu’il s’agit effectivement d’un groupe racial parmi d’autres. Si la race est un concept à l’origine pseudo-scientifique qui est aujourd’hui discrédité, nous savons que la remise en question de la race biologique n’a pas conduit à la disparition du racisme qui est encore bien réel, tangible, brutal et bien documenté. Comme le souligne Richard Dyer dans son livre White, publié il y a plus de 20 ans, la blanchité se présente comme humaine tout court, tandis qu’elle constitue un positionnement social qui est le fruit de rapports de force inégaux remontant à plusieurs siècles. Pour Dyer, « il n’y a pas de position plus puissante que celle d’être ‘humain tout court’ », ce qui, selon Dyer, « n’est pas loin de dire que les Blancs sont les personnes, alors que les personnes de couleur sont autre chose »[2]. Les personnes blanches sont encouragées à se concevoir comme des êtres humains tout court, comme générique, comme représentatives de l’humanité plutôt que d’un groupe social en particulier. Par contre, les gens racisés ne sont autorisés à parler qu’au nom de leur groupe racial. Seuls les hommes blancs sont accordés le droit de parler au nom de l’humanité [3]. Dans ce sens, le fardeau social de la race pèse lourde sur les épaules des personnes racisées, comme l’écrit finement Robin DiAngelo, théoricienne américaine et femme blanche : « Nous nous déplaçons facilement à travers notre société, sans un sentiment de nous-mêmes comme étant racisé·es. C’est aux personnes racisées de penser à la race – c’est ce qui ‘leur’ arrive »[4]. À cet égard, d’après Steve Garner, « un élément crucial de la blanchité consiste en une socialisation visant à ne pas voir la nature oppressive des rapports sociaux, ou à les accepter comme normaux »[5]. Autrement dit, l’invisibilité raciale des Blancs n’est pas un simple hasard, mais relève d’une démarche stratégique qui cache un ensemble d’avantages donnés aux Blancs dans un système de rapports inégaux.
Dans « White Privilege : Unpacking the Invisible Knapsack », un essai qui fait école depuis 1988, Peggy McIntosh a identifié des systèmes invisibles qui confèrent une prédominance aux Blancs. Déjouant son conditionnement à être inconsciente de leur existence, elle a répertorié les circonstances dans lesquelles elle jouit, sans l’avoir mérité, de ce qu’elle appelle le « privilège » de la peau [6]. Après en avoir identifié les effets quotidiens dans sa propre vie, elle a ainsi établi une liste de cinquante privilèges blancs. L’un d’eux est le fait que les pansements « couleur chair » correspondent plus ou moins à sa couleur de peau, exemple flagrant des pris pour acquis de la blanchité. Bref, McIntosh établit un lien entre le refus d’identifier les privilèges blancs par ceux qui en bénéficient et le maintien de ces avantages non mérités [7]. Lorsqu’on aborde des questions d’inégalité, on a tendance à penser à une personne désavantagée, selon McIntosh, mais il faut également faire état des avantages qui sont souvent masqués, niés et protégés [8]. Après tout, si notre exploration collective des injustices raciales ne vise que les personnes désavantagées par le racisme, on manque la moitié de l’histoire. Il existe également des personnes avantagées par le système racial : les Blancs et les Blanches. Comme Toni Morrison le souligne, « l’érudition qui explore l’esprit, l’imagination et le comportement des esclaves est précieuse. Mais tout aussi précieux est un effort intellectuel sérieux pour voir ce que l’idéologie raciale fait à l’esprit, à l’imagination et à l’attitude des maîtres »[9]. McIntosh soutient également que le fait de décrire le privilège blanc rend celui qui le détient à nouveau responsable [10]. Pour Dyer, la visibilisation de la blanchité est nécessaire pour la déloger de sa position de pouvoir, pour ébranler son autorité [11] . Il s’agit alors surtout de mettre en question les mécanismes permettant au Blanc de se maintenir dans une position dominante.
Pourtant, la blanchité n’est invisible que pour ceux qui l’habitent. Reni Eddo-Lodge, journaliste britannique et femme racisée, illustre les effets insidieux de la normalisation de la blanchité dans son livre Le racisme est un problème de Blancs. Selon elle, « les affirmations positives de la blanchité sont tellement répandues que le Blanc moyen ne les remarque même pas. Être blanc, c’est être humain ; être blanc, c’est universel »[12]. Pour Eddo-Lodge, le privilège blanc l’exclut, en tant que femme noire, du récit de ce que c’est un être humain [13] qui « s’infiltre tel un gaz dans tout ce qui nous entoure » [14]. Dans un entretien, Eddo-Lodge raconte qu’à 4 ans, elle a demandé à sa mère quand elle deviendrait blanche : « À la télévision, dans les livres, les personnages positifs étaient blancs. Les méchants étaient non blancs. Je me voyais comme une fillette intelligente. Il était donc évident que je deviendrais blanche plus tard », se souvient-elle [15]. Pour les personnes racisées, la blanchité est souvent effectivement tout à fait visible, même criante. Dans « A Phenomenology of Whiteness », Sara Ahmed s’attarde à la dimension spatiale de la blanchité : « Lorsque nous décrivons les institutions comme étant « blanches » (ou la blanchité institutionnelle), nous montrons comment les espaces institutionnels sont façonnés par la proximité de certains corps et non d’autres : les corps blancs se rassemblent et s’unissent pour former les bords de ces espaces […] Les espaces sont également orientés autour de la blanchité et l’effet est l’institutionnalisation d’une certaine ressemblance, ce qui rend les corps non blancs mal à l’aise, exposés, visibles, différents lorsqu’ils prennent cet espace » [16]. Dans mes propres recherches, j’ai constaté que fréquemment, les écrivain·es racisé·es décrivent la blanchité autrement énigmatique dans sa prétendue généralité, dans toute sa particularité, jusqu’à ses odeurs [17].
Alors la notion de privilège blanc nous aide à comprendre les aspects de la blanchité invisibilisé et acquis au quotidien des Blancs : de la facilité à trouver un manuel d’histoire qui atteste de l’existence de son peuple, à l’aisance remarquable avec laquelle on peut louer un appartement sans subir une discrimination, en passant par le fait qu’une personne blanche peux compter sur la couleur de sa peau pour ne pas contrarier l’apparence de sa fiabilité personnelle ou financière, devant un policier qui l’arrête ou bien un agent des impôts qui vérifie sa déclaration de revenus… en tant que femme blanche, comme McIntosh, je peux être sûre que ma race ne jouera pas contre moi [18].
Mais le concept de « privilège blanc » n’est pas sans ses limites. Par exemple, plusieurs soutiennent aujourd’hui qu’un examen critique du privilège blanc doit être complété par un examen tout aussi rigoureux de la suprématie blanche. Selon Zeus Leonardo, la notion de privilège blanc est utile, car elle décrit scrupuleusement les avantages non acquis que les Blancs, en raison de leur race, ont sur les personnes racisées ; de plus, la notion de privilège blanc témoigne de l’ignorance profonde de beaucoup de personnes blanches à cet égard. Cependant, Leonardo insiste qu’il y a un coût quand on minimise le rôle actif des Blancs qui extorquent des ressources à des personnes de couleur du monde entier, s’approprient leur travail et élaborent des politiques interdisant la pleine participation des personnes marginalisées par une société. Ce sont des processus qu’on apprécie rarement quand l’innocence des Blancs est renforcée. Selon Leonardo, « le thème du privilège occulte le sujet de la domination, ou l’agent des actions, car la situation est décrite comme se produisant presque à l’insu des Blancs. Il évoque des images de domination qui se déroulent derrière le dos des Blancs, plutôt que sur le dos des personnes de couleur. L’étude du privilège blanc commence à prendre une image de domination sans agents » [19]. Après tout, pour que l’hégémonie raciale des Blancs imprègne la vie quotidienne, elle doit être garantie par un processus de domination ou par des actes, des décisions et des politiques que les sujets blancs perpétuent sur des personnes de couleur. En tant que telle, une pédagogie critique de la suprématie raciale des Blancs s’articule moins autour de la question des avantages non gagnés, ou de l’état de domination, que des processus directs qui assurent la domination et les privilèges qui y sont associés.
Alors une des conséquences fâcheuses du concept de privilège blanc est d’obscurcir les agents de domination et ainsi, un manque d’historicisation. À ce sujet, Anne Bonds et Joshua Inwood insistent, quant à eux, sur la nécessité de lier la critique du colonialisme de peuplement aux études sur la blanchité. Pour Bonds et Inwood, mettre l’accent sur la suprématie blanche plutôt que sur le privilège blanc n’est pas qu’une simple question sémantique. Le concept de suprématie blanche appelle de force l’attention sur la brutalité et la déshumanisation de l’exploitation et de la domination raciale qui émergent des sociétés coloniales. « Bien que le privilège des Blancs reste un cadre analytique important pour analyser les avantages et les protections accordés aux Blancs en fonction de la race, le concept de privilège met l’accent sur la condition sociale de la blanchité plutôt que sur les institutions, les pratiques et les processus qui les produisent » [20]. Ou d’après bell hooks : « lorsque nous utilisons le terme suprématie blanche, cela n’évoque pas seulement les Blancs, cela évoque un monde politique dans lequel nous pouvons tous nous situer » [21].
Alors, terminons cette brève explication du concept de privilège blanc avec quelques faits marquants de la suprématie blanche : les Blancs sont moins accablés par la pollution que les autres groupes raciaux ; ils vivent plus longtemps, ont un revenu plus élevé ainsi que de plus amples opportunités de s’instruire. Ils sont plus susceptibles de recevoir de meilleurs soins de santé. Les Blancs sont moins susceptibles d’être incarcérés, d’être fouillés par la police, et d’être tués par un policier lors d’un contrôle routier. Il faut souligner cet état des choses, non pas dans le but de culpabiliser les Blancs, mais pour constituer une motivation afin de changer cette réalité profondément injuste. Ce sont des personnes blanches qui ont mis en place des institutions qui donnent des avantages non mérités aux personnes blanches. Et c’est aux personnes blanches de démanteler ces privilèges et la suprématie qui leur bénéficient tant.
Car finalement, malgré tous les avantages non mérités conférés aux personnes blanches, le racisme a également privé les Blancs d’un sentiment de profonde connexion avec les autres peuples, avec la terre qu’ils habitent et avec leur propre histoire. Il est temps d’écouter les peuples autochtones et les peuples racisés, en suivant leur exemple et en répondant à leurs demandes en modifiant les politiques, les institutions et les systèmes de croyances pour mieux soutenir leur bien-être. Cela signifie, par exemple, de créer des systèmes éducatifs qui aident les jeunes à développer les outils essentiels pour comprendre les responsabilités collectives. La blanchité et ses privilèges doivent être mis en question parce que la justice est dans l’intérêt de tout le monde. Même les personnes blanches.
NB. Toutes les citations de ce texte, provenant d’ouvrages publiés originalement en anglais, sont une traduction libre de l’auteure.
NB. Le masculin a été utilisé dans le seul but d’alléger le texte.
Corrie Scott est professeure adjointe à l’Institut d’études féministes et de genre (Université d’Ottawa). Ses recherches récentes portent sur la représentation de la race et son rôle dans la formation des discours littéraires et identitaires au Québec. Son livre à ce sujet, De Groulx à Laferrière : un parcours de la race dans la littérature québécoise, est paru aux éditions XYZ en 2014. Ces recherches se situent dans un cadre théorique interdisciplinaire qui intègre la théorie critique de la race, les théories féministes et la théorie queer.