Pour une décentralisation citoyenne en Haïti

mercredi 31 mai 2006, par François L’ÉCUYER

L’investiture du président René Préval le 14 mai dernier a, aux yeux de certains, conclu le processus de normalisation politique en Haïti. Pourtant, nombre d’organisations de la société civile haïtienne martèlent l’importance des élections locales dont la tenue, le 21 juin prochain, semble de plus en plus incertaine. Alternatives les a rencontrées.

PORT-AU-PRINCE - Les analystes en font mention rarement mais la Constitution haïtienne prévoit d’importants mécanismes de participation citoyenne au niveau des collectivités territoriales. Depuis l’entérinement de cette Constitution en 1987 toutefois, la faiblesse des législations adoptées par le Parlement n’a pu concrétiser l’implantation des structures administratives nécessaires à l’implication des citoyens dans la gestion de leurs sections communales et communes.

« Ça fait 20 ans que la Constitution postule un nouveau fonctionnement de l’État basé sur la décentralisation et les collectivités territoriales », soutient Tony Cantave, coordonnateur général du Groupe de recherche et d’intervention en éducation alternative (GRIEAL). « Malheureusement, jusqu’à présent, l’ensemble des mécanismes pour mettre en place les collectivités territoriales n’ont jamais été créés ».

Même son de cloche à la Plateforme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif (PAPDA), un groupe d’éducation populaire lui aussi basé à Port-au-Prince. « Il y a une série d’acteurs importants qui ne sont pas intéressés à la question ! Certains croient qu’ils vont perdre des pouvoirs avec le processus de décentralisation », souligne Jean Rénol Élie, professeur de sociologie à l’Université d’État d’Haïti et chercheur pour la PAPDA.

Concentré et centralisé

M. Cantave poursuit : « L’exécutif détient tous les pouvoirs. Les services sont concentrés à Port-au-Prince. On a une "République de Port-au-Prince", et ensuite un désert d’Haïti ».

« Il ne faut pas oublier que l’aménagement du territoire résulte d’une division faite par l’armée », explique le professeur Élie. Le découpage de la république en six départements - pour autant de divisions militaires... - et en cantons avait longtemps servi le régime Duvalier, à une époque où les chefs de cantons et les tontons macoutes servaient également à contrôler les populations. « Ces problèmes de découpage rendent difficile la concertation populaire au sein des communes ».

Autant de raisons qui ont amené les artisans de la Constitution haïtienne de 1987 à prévoir une décentralisation « basée sur la démocratie participative et le développement local, des mécanismes qui permettraient à Haïti de sortir de cette pauvreté massive qu’on connaît », rappelle M. Cantave.

Les deux chercheurs militants demeurent toutefois profondément déçus du peu d’avancées sur le plan de la démocratisation en termes de législations. « Il ne s’agit pas seulement de faire les élections et de mettre en place les élus locaux, il faut institutionnaliser les collectivités territoriales. On dit à la section communale qu’elle doit s’occuper d’assainissement, mais avec quel budget, quels moyens, quelles ressources humaines ? », s’inquiète le coordonnateur du GRIEAL. « Le pouvoir ne délègue pas facilement. Ça demande une lutte pour que les populations des collectivités territoriales arrachent au pouvoir central certaines concessions ».

Espaces publics

Le professeur Élie collabore au programme de démocratie participative de la PAPDA. « D’un côté, on part de l’hypothèse que les acteurs du mouvement populaire sont pour la participation citoyenne, mais ne comprennent pas nécessairement les mécanismes et modalités. De l’autre, on voit que les gens au pouvoir ne sont pas intéressés à mettre en place les modalités prévues par la Constitution ».

Le travail de sensibilisation s’effectue donc à plusieurs niveaux : trois études approfondies, dont deux sont déjà aux presses, servent à orienter les débats et à influencer les décideurs du pays. De ces textes, du matériel d’éducation populaire et de formation en est tiré - des textes courts, en créole - à l’attention des agents des collectivités territoriales, des élus locaux et des organisations populaires sur le terrain.

Avec l’appui de l’ONG Alternatives, la PAPDA a entamé ce travail d’encadrement dans deux communautés spécifiques, à Petite-Rivière de l’Artibonite, au nord de Port-au-Prince, et à Cap-Rouge, dans le département du Sud-Est. Le plan d’action vise à favoriser l’émergence d’un espace public local comme lieu de concertation et de participation sociale à la vie et à l’action publique. Devançant les mesures législatives qui se font toujours attendre - et dont la notion même de démocratie participative demeure floue - les organisations populaires, les élus et agents municipaux ont convenu de travailler à la création d’espaces publics de concertation.

Tony Cantave, dont l’organisation, le GRIEAL, anime des initiatives similaires de démocratie rapprochée, croit fermement que « les populations sont extrêmement intéressées au projet de décentralisation. Notre travail, dit-il, c’est de les outiller pour savoir comment mettre en place les mécanismes qui puissent leur permettre d’aboutir au projet de décentralisation ».

« Mais attention, rétorque Jean Rénol Élie. La décentralisation ne doit pas être l’objectif, mais plutôt un moyen pour arriver à une démocratie participative », précise-t-il.

Report des municipales ?

En avril dernier, le Conseil électoral provisoire (CEP) déclarait ne pas avoir les fonds nécessaires pour la tenue intégrale des élections des collectivités territoriales, prévues pour le 21 juin prochain. Après que la Mission des Nations unies eut rétorqué que les fonds seraient disponibles, le CEP s’est confondu en excuses, prétextant qu’un match de la Coupe du monde de football ce jour-là rendrait impossible un scrutin. Le CEP envisagerait maintenant de restreindre les élections à celles des conseils communaux, l’équivalent des mairies, abandonnant les espaces de démocratie plus rapprochée.

Selon M. Cantave, cette tergiversation s’explique par le fait que « les gens du CEP ne comprennent pas l’enjeu des collectivités territoriales dans la nouvelle organisation de l’État. D’autant plus que ces élections territoriales [auraient dû] précéder les élections législatives et présidentielles », tenues plus tôt cette année. « Le fait de les mettre en troisième lieu démontre la non-importance accordée à ces élections ».

En raison du manque total de campagne de sensibilisation autour des élections des collectivités territoriales, le GRIEAL préférerait nettement que ces élections soient reportées en septembre ou en octobre. « Il faut donner du temps au temps, croit M. Cantave, pour pouvoir préparer une vraie campagne. Pour que les gens puissent comprendre les vrais enjeux de ces élections. »


Reportage réalisé avec la contribution financière du gouvernement du Canada, par l’entremise de l’Agence canadienne de développement international (ACDI).

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