La ville disloquée de Jénine, après l’incursion de l’armée israélienne. Un voyage de presse à Bagdad. Ground Zero, un an après le 11 septembre. Avec un style documentaire qui lui est propre, le photographe veut rendre compte le plus librement possible des événements dont il a été témoin. « J’essaie de photographier sans contraintes, sans tabous, et d’enregistrer le monde et sa complexité », explique Luc Delahaye au cours d’un entretien téléphonique depuis son studio de Paris.
C’est justement pour se libérer de certaines contraintes qu’il décide de laisser de côté les pages des magazines pour explorer le style documentaire, le temps d’une exposition. Membre de l’Agence Magnum, rattaché au magazine américain Newsweek et gagnant de plusieurs prix, dont trois World Press, il pose un regard très critique sur le photojournalisme : « La presse exerce un nombre de contraintes, conscientes ou inconscientes, sur les photographes qui modifient leur façon de faire. Ces photos font souvent l’objet d’une simplification, l’approche peut être sensationnaliste, on privilégie des symboles facilement identifiables… » Il rappelle que la contrainte d’espace est aussi omniprésente, les photographies étant nécessairement réduites au petit format des pages de magazines. « La réduction du sujet qui est opérée impose aussi au photographe de montrer un nombre réduit d’éléments, ce qui écarte la complexité de la réalité. »
Avec cette exposition, il a voulu utiliser le grand format et l’appareil panoramique pour présenter les éléments dans son contexte et sa globalité. « Le format panoramique permet de conserver ce qui est habituellement hors champ dans la presse. Ce contexte est justement ce qui permet de comprendre la scène, de montrer une réalité dans son emsemble. » Lors du procès de Milosevic, par exemple, il n’a eu que 20 secondes pour prendre sa photo. « Les photographes d’AFP et de Reuters ont opté pour le portrait en buste. Moi, je montre la moitié de la salle, l’accusé, trois gardiens, la place vide de l’avocat, le greffier. […] Le grand format permet au spectateur de s’approcher, de voir des détails, de porter un jugement dans une relation égalitaire. »
Poésie du chaos et du désordre
Interrogé sur un parcours qui l’a mené aux quatre coins de la planète, il affirme d’emblée que la guerre l’attire. « C’est la poésie du chaos et du désordre. Et il y a aussi un niveau de qualité qui est préservé dans la guerre. Il y a plus d’humanité que dans la normalité. Les relations entre les personnes sont dépouillées du superflu, elles sont plus élémentaires. Les gens sont préoccupés par leur survie, par des choses essentielles, ce qui rend l’homme plus humain et j’aime partager avec les gens ces moments-là. »
Il a couvert plusieurs conflits. Le Liban dans les années 80, la Yougoslavie, le génocide du Rwanda, la Tchétchénie et, plus récemment, la situation dans les Territoires occupés. Mais ses différents projets l’ont aussi amené à témoigner de l’errance et du désœuvrement de la jeunesse russe, au cœur de l’hiver sibérien, et à faire des portraits d’usagers du métro de Paris. Le projet sur lequel il travaille présentement consiste à mettre en image des scènes de quartiers de la ville de Toulouse, où il est allé frapper aux portes pour « scruter des paysages intimes, chercher ce qui subsiste des années d’utopie, lorsque cette cité a été construite ».
Même s’il porte un regard sévère sur le rôle social de la photographie, il croit que les images peuvent avoir un impact, même minime, sur les gens. « La photographie journalistique contribue souvent au confort moral. Au lieu de déranger les gens, quand on regarde des images de presse, on se dit que c’est déjà quelque chose d’avoir pris la peine de les regarder. Ça peut servir à donner bonne conscience, affirme Luc Delahaye. Mais dans certains cas, lorsque le photographe est vraiment un témoin privilégié d’un moment authentique, les images peuvent servir à alarmer et à faire prendre conscience. Et c’est déjà ça de gagner. »
Daphnée Dion-Viens, coordonnatrice et rédactrice, journal Alternatives