Les sociétés occidentales traversent depuis quelques années la pire crise de leur histoire récente. Et contrairement à ce que l’on pourrait croire en écoutant les journalistes, experts et politiques qui défilent chaque jour dans les grands médias, cette crise n’est peut-être pas seulement économique et financière. Il s’agit sans doute aussi — et même d’abord — d’une crise sociale et culturelle.
C’est l’idée que défend le sociologue français Michel Maffesoli [1] dans son récent livre, La crise est dans nos têtes, publié aux éditions Jacob-Duvernet : la catastrophe économique actuelle ne serait finalement que la conséquence, le symptôme d’une crise culturelle beaucoup plus profonde et, surtout, le signe d’une mutation sociétale dont on ne mesure pas encore toute l’ampleur. Selon le sociologue, l’essence, la « vérité de la crise » résiderait précisément là, c’est-à-dire dans ces transformations sociales majeures qui, à terme, mèneront à l’émergence de nouvelles formes de société et de nouveaux paradigmes sociaux, culturels, voire civilisationnels. « Une nouvelle manière d’être-ensemble, de nouvelles formes de se-penser sont en train de naître. Voilà ce qu’est, en réalité, la crise. [...] Voilà quel est son fonds, c’est-à-dire le trésor qu’elle recelle », écrit Maffesoli.
La crise comme renouveau
La crise actuelle ne se réduirait donc pas à sa dimension proprement « catastrophique » — l’effondrement de l’économie mondiale et de ce monde qui la soutenait — mais comporterait aussi un aspect résolument positif et créatif, à savoir l’avènement et l’invention de nouveaux mondes. Cette conception de la crise comme « renouveau » est d’ailleurs conforme à l’étymologie du mot, rappelle Maffesoli : la krisis désignait en effet chez les Grecs anciens « un jugement porté par ce qui est sur ce qui a été » (ce qui a donné les mots critique et critiquer) ; elle était aussi une sorte de filtre, « le crible rejetant ce qu’il convient de rejeter et [gardant] ce qui doit l’être. Passage au crible, symbole d’un vie (re)naissant sur la base de ce qui s’étiole ».
Le défi du sociologue français consistera alors à penser la crise dans cette double signification ambivalente, en traduisant non seulement « l’appréhension, l’inquiétude au regard de ce qui cesse, mais également la fascination de ce dont on pressent la venue ». « Une pensée juste s’emploie à laisser voir [...] ce qui est essentiel, [...] à savoir que dans l’ombre de la catastrophe (économique, écologique) l’on est en train de vivre un autre commencement. Malgré – ou à cause – de la dévastation du monde, il est un avènement sociétal dont on ne peut plus nier la vitalité », ajoute Maffesoli.
« La fin d’un monde n’est pas la fin du monde »
Il n’y a donc pas lieu de succomber au pessimisme, à l’inquiétude et au désespoir ambiants, croit Maffesoli. « La fin d’un monde n’est pas la fin du monde », aime-t-il répéter, soulignant aussi que « sur la longue durée [des] histoires humaines, on se rend compte que les mondes finissants prennent des chemins inconnus aboutissant toujours à de nouvelles renaissances ». C’est pourquoi d’ailleurs il faudrait surtout porter attention « aux avènements », c’est-à-dire « à ce qui advient, presqu’inéluctablement, lorsqu’un cycle s’achève, qu’un ensemble de valeurs se saturent ».
La fin d’un cycle (celui de la modernité, commencé aux 17e et 18e siècles) et le début d’un autre, d’un nouveau cycle — celui d’une « postmodernité ». Voilà bien ce qui est en train de se produire actuellement, nous dit Maffesoli. Et cette fin de cycle se manifesterait avant tout dans la saturation — voire la faillite pure et simple — des valeurs modernes, et notamment de cette grande valeur-paradigme de la modernité qu’est l’idée de « progrès infini ».
C’est à ce changement radical de paradigme que l’on assisterait en ce moment. Une mutation profonde qui, selon Maffesoli, est d’abord celle de nos imaginaires, de nos mentalités (d’où le titre de l’ouvrage, La crise est dans nos têtes, qui ne vise donc pas tant à nier la réalité de ladite crise).
« La crise est avant tout dans nos têtes. Elle vient de l’intérieur. Pas forcément d’une manière consciente, bien sûr, mais d’une manière pressante, prégnante : un autre imaginaire est en train de se mettre en place. [...] C’est d’abord dans les mentalités que s’opèrent les grandes transformations. Ou, pour être plus précis, ce sont les mentalités qui opèrent ces transformations. Elles mettent en place un autre paradigme, c’est-à-dire une autre matrice où est en train de s’élaborer une nouvelle manière d’être-ensemble. »
Les imaginaires « postmodernes »
Un autre imaginaire, un autre paradigme, que l’auteur qualifie volontiers de « postmodernes », et qui se traduisent donc par de nouvelles manières de se-comprendre et « de se situer par rapport au monde et aux autres ». C’est non seulement le « mythe du Progrès » qui est remis en question, mais aussi l’idéologie économique productiviste qui en est peut-être indissociable. « La crise n’est [...] pas celle d’une économie dominée par la financiarisation mais bien celle, plus profonde, du productivisme, d’une croissance sans autres horizons que ceux d’une société de consommation dont on connaît les contours et dont on est en train de mesurer les limites. »
On assisterait ainsi de plus en plus, selon Maffesoli, à une revalorisation de la dimension qualitative de l’existence, au détriment de l’aspect purement quantitatif (axé sur la production et la consommation). Par exemple, l’importance accordée au travail, valeur-phare de la modernité, tend à diminuer, alors que le jeu, la créativité, la fête et le plaisir reprennent leur droit dans nos imaginaires collectifs et nos systèmes de valeurs. « Le travail n’est plus le seul idéal grâce auquel on peut mobiliser l’énergie individuelle et collective », et ce n’est plus non plus la seule activité par laquelle l’individu peut se réaliser et s’accomplir. En somme, c’est une nouvelle éthique, un nouvel ordre de valeurs qui se mettrait en place dans nos sociétés.
Vers un nouveau paradigme sociopolitique
Le changement de paradigme culturel que Maffesoli croit observer à travers la crise actuelle pourrait donc transformer en profondeur l’organisation des sociétés humaines, y compris sur le plan politique. Car la transformation des imaginaires et des mentalités affecte aussi profondément notre « conception de la société et des rapports que les hommes entretiennent entre eux, avec leur environnement ».
Maffesoli remarque en ce sens que les grands concepts sociopolitiques de la modernité, comme ceux de démocratie, de citoyenneté, de république ou de société civile, deviennent de moins en moins adéquats pour penser la réalité sociale et politique contemporaine. Ils attirent en tout cas une méfiance toujours plus grande, cependant que l’on prend conscience de leur caractère souvent hypocrite, illusoire et mystificateur. Comme si un gouffre infranchissable s’était creusé entre ces concepts et la réalité, et qu’il fallait donc créer de nouveaux concepts pour penser — et transformer — cette réalité.
La grande crise que traversent nos sociétés est donc aussi politique — ou à tout le moins en voie de le devenir. Il est d’ailleurs déjà possible d’observer l’émergence de « nouvelles formes de solidarité communautaire » qui n’obéissent absolument plus à la logique moderne du « contrat social », strictement rationnel. Plutôt fondées sur un « pacte émotionnel » et affectif où le désir et « les passions jouent un rôle de choix », ces nouvelles communautés prennent davantage une forme « tribale », affirme le sociologue : les individus se regroupent aujourd’hui en tribus [2], sur la base d’une appartenance ou d’un attachement de lieu et de territoire (« le lieu fait lien »), mais aussi « de goûts, de sentiments, de sensations, toutes choses renvoyant à ce que l’on peut nommer “l’enracinement dynamique”. »
Cyberculture et techno-mystique : le réenchantement du monde
Les nouvelles technologies et la « cyberculture » jouent certainement un rôle majeur dans l’invention de cette « socialité postmoderne » et du nouvel ordre symbolique qui l’accompagne. On n’a qu’à songer par exemple à ces « tribus » qui se multiplient à une vitesse fulgurante dans les médias sociaux. Et il est permis de penser que ces phénomènes de socialité tribale vont, à terme, contribuer à restructurer en profondeur l’espace et la vie politiques de nos sociétés.
Pour le meilleur ou pour le pire ? Maffesoli est tout sauf pessimiste. Il va même jusqu’à penser que « la technologie postmoderne participe au réenchantement du monde », de ce monde qui fut désenchanté, c’est-à-dire privé de sa magie et de ses idoles par le rationalisme tous azimuts de la modernité. Par leur caractère pour ainsi dire « magique », les nouvelles technologies contribuent donc non seulement à la gestation de l’ordre symbolique postmoderne et d’une nouvelle « reliance » —manière d’être « reliés », au sens quasi-religieux d’une union ou même d’une communion —, mais aussi à l’apparition d’une « nouvelle mystique », avec ses idoles, ses temples et ses Mystères...
Cette « techno-magie », comme l’appelle Maffesoli, semble répondre au moins en partie à la grande soif de sens et de spiritualité que l’on peut observer aujourd’hui dans nos sociétés. « On se rend compte de l’extraordinaire pauvreté spirituelle engendrée par la richesse matérielle » des sociétés modernes capitalistes. Comme si la surabondance matérielle avait généré un immense vide, un manque spirituel. Et c’est là peut-être que l’on atteint « le substrat le plus profond de la crise » que nous traversons actuellement. Une crise qui, avant d’être financière, économique ou même politique, serait donc surtout une crise de sens.
Michel Maffesoli, La crise est dans nos têtes, Paris : Jacob-Duvernet, 2011, 141 pages.
Crédit photo : Andrea Ciambra / Creative Commons.