L’appel ne fixe pas de calendrier, ni d’objectifs ou de conditions pour l’ouverture d’un dialogue. Il a d’abord été décrit par les talibans comme « une farce commanditée par les États-Unis ». Mais par la suite, les talibans ont paru plus favorable au dialogue, malgré leur opposition farouche au gouvernement de Kaboul et leur exigence d’un retrait immédiat des troupes étrangères menées par les États-Unis et par l’OTAN.
Au sein de l’assemblée traditionnelle, la question du retrait des soldats étrangers a soulevé la controverse. Même si les participants avaient été soigneusement choisis par leurs gouvernements respectifs, un nombre étonnant de chefs tribaux ont manifesté leur soutien à la principale revendication des talibans : le retrait immédiat des troupes étrangères et leur remplacement par des soldats en provenance de pays musulmans.
En fait, de nombreux obstacles se trouvent encore sur le chemin d’un dialogue avec les talibans. La Jirga de Kaboul a fait l’objet d’âpres disputes entre les dirigeants de l’Afghanistan et du Pakistan, sans parler des pressions exercées plus ou moins discrètement par les grandes puissances. Pourtant, malgré ses limites évidentes, l’assemblée a appelé au dialogue. Son étonnante représentativité, des deux côtés de la frontière, suggère même qu’elle pourrait servir à résoudre le conflit apparemment inextricable qui sévit dans la région.
Un appel au remplacement des troupes étrangères
Outre la question des troupes étrangères, l’autre grand sujet de discorde au sein de la Jirga était l’attitude ambiguë du Pakistan. Le 8 avril, Daily Telegraph rapportait que le pays avait demandé à la Grande-Bretagne et aux États-Unis de se retirer de l’Afghanistan. Selon le journal londonien, le souhait pressant exprimé par le Pakistan « reflétait la conviction grandissante, à Islamabad, que l’OTAN porte une responsabilité aussi grande que leur pays dans la persistance d’une rébellion islamiste armée en Afghanistan ».
En public, toutefois, le Pakistan se montre plus prudent. La veille de la parution de la manchette du Daily Telegraph, le ministre pakistanais des Affaires étrangères, Khurshid Kasuri, déclarait que « [l’]OTAN devrait considérer la possibilité d’engager des pourparlers avec les talibans. » Il ajoutait que la « Grande-Bretagne en particulier devait connaître les limites des solutions purement militaires en Afghanistan ». Le ministre faisait évidemment référence aux trois campagnes militaires infructueuses de la Grande-Bretagne en Afghanistan, depuis le début du XXe siècle.
La Grande-Bretagne, contre toute attente, évoque une autre page de son histoire guerrière pour justifier sa présence en Afghanistan : la campagne militaire menée contre l’Armée républicaine irlandaise (IRA), en Ulster. Un haut gradé britannique estime que son pays aura besoin de « 38 années » pour pacifier les talibans et l’Afghanistan. [...]
Si le Pakistan apparaît fort pressé de voir les troupes étrangères quitter l’Afghanistan, c’est que leur présence a considérablement diminué l’influence qu’il exerce à Kaboul, tout en faisant augmenter celle de son ennemi juré, l’Inde. Si les soldats étrangers quittaient le pays, les 35 000 soldats de l’Armée nationale afghane pourraient difficilement résister aux talibans. En l’absence de forces étrangères, il est probable que ces derniers reprendraient Kaboul et qu’ils y rétabliraient l’avantage stratégique d’Islamabad.
Un froid entre Karzaï et Musharraf
Depuis longtemps, Kaboul accuse Pervez Musharraf, le président pakistanais, de protéger des dirigeants talibans dans le sud-ouest de son pays, à la frontière avec l’Afghanistan. Dans une entrevue à l’hebdomadaire américain Newsweek, l’an dernier, le président afghan Amid Karzaï accusait même son vis-à-vis pakistanais de ne rien faire contre les dirigeants talibans. « Mullah Omer est certainement à Quetta, au Pakistan, et Musharraf le sait fort bien, affirmait-il. Nous lui avons même fourni la position de sa maison sur un GPS et son numéro de téléphone. »
Pervez Musharraf a démenti les accusations de son homologue afghan et les juge « sans fondements ». Dans une entrevue accordée à CNN, il s’est vengé en disant que « Karzaï agit comme une autruche ». Plus tard, il lui a conseillé sur un ton sarcastique « de mettre de l’ordre dans sa propre maison », une référence à peine voilée au fait que ni Kaboul ni la coalition États-Unis-OTAN n’ont réussi à mettre fin à la violence en Afghanistan.
Le différent grandissant entre Musharraf et Karzaï a persuadé le président américain George W. Bush d’intervenir au plus vite pour calmer les passions d’un côté comme de l’autre. En septembre 2006, à la Maison Blanche, le président a même été l’hôte d’un dîner marquant le début du Ramadan, avec Musharraf et Karzaï comme invités. À ce moment-là, l’animosité entre les deux hommes avait atteint un tel sommet qu’ils ne s’adressaient même plus la parole, sauf pour s’échanger des pointes acerbes.
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Le premier signal d’un dégel est venu d’Amid Karzaï. Ainsi il a proposé que le Pakistan et l’Afghanistan organisent conjointement une Jirga des chefs tribaux vivant de part et d’autre de la ligne Durand, qui sert de frontière entre les deux pays. Pour lui, il s’agissait d’obtenir de ces dirigeants une condamnation sans appel du terrorisme. Mais la proposition reçut un accueil glacial de la part de Musharraf. Ce n’est que devant l’enthousiasme manifesté par le président Bush qu’il finit par s’y rallier.
Depuis son arrivée au pouvoir, en 2002, Amid Karzaï a souvent tenté de faire revivre l’institution traditionnelle de la Jirga, ce qui lui a valu beaucoup de critiques de la part de la communauté internationale. Pourtant, malgré les critiques incessantes de son approche, il demeure vissé à sa conviction voulant que la Jirga constitue l’outil le plus efficace pour résoudre les conflits dans la société pachtoune.
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Dès le début, Pervez Musharraf a adopté une attitude ambivalente face à un éventuel succès de la Jirga. Il n’a ménagé aucun effort pour miner son autorité. D’abord, il a reporté sa convocation pendant 10 mois. Ensuite, il a laissé les services secrets pakistanais nommer les délégués du pays à la Jirga, incluant un nombre substantiel d’agents secrets. De plus, il n’a pas daigné nommer un seul délégué du Waziristan Nord et Sud, où les États-Unis soupçonnent Al-Qaïda de se regrouper. Résultat : tous les chefs tribaux du Waziristan ont pris leur distance de la Jirga.
Un succès ou un échec ?
En définitive, la Jirga n’a pas été un véritable succès, sans être pour autant un échec. Après tout, il s’agissait du plus grand rassemblement de dirigeants pachtounes depuis 1883, date à laquelle le tracé de la ligne Durand a séparé en deux leur territoire, pour en attribuer la moitié à l’Afghanistan, et l’autre à l’Empire britannique des Indes.
Du point de vue des États-Unis, la Jirga s’est révélée un succès incontestable, puisque l’assemblée a condamné le terrorisme de manière non équivoque, en plus de s’engager à éliminer Al-Qaïda de son territoire. [...] Cela ne doit pas faire oublier que les chefs ont souvent discuté de généralités, sans explorer beaucoup de solutions concrètes. Mais cela ne devrait pas empêcher de miser sur cette institution pour fournir les petits détails qui permettront de conduire à la paix.
Il apparaît simpliste de décrire la résistance afghane comme une milice talibane ou de soutenir qu’elle s’inspire seulement du terrorisme d’Al-Qaïda. Même si les Pachtounes rejettent Al-Qaïda et le terrorisme, comme la Jirga semble le suggérer, ils ont le sentiment d’avoir perdu le pouvoir à Kaboul, après l’avoir détenu durant 200 ans. Tout cela au profit de l’Alliance du Nord, qu’ils associent à une minorité ethnique alliée avec les États-Unis. Les talibans, qui sont en majorité pachtounes, misent sur ce sentiment d’exclusion du pouvoir.
Le président afghan, avec l’aide des 50 membres du conseil tribal, apparaît le mieux placé pour amorcer des pourparlers [pouvant mener à la paix] [...] Après tout, il a déjà eu des contacts discrets avec les talibans et avec le chef du Parti Hizb-i-Islami, l’ancien premier ministre pakistanais Gulbadin Hikmatyar, que les États-Unis accusent d’être un allié d’Al-Qaïda. Et maintenant que [plusieurs leaders] Pachtounes, (...) les plus engagés en faveur d’un Afghnistan séculaire, ajoutent leur voix à ceux qui réclament l’ouverture des pourparlers avec la résistance afghane, les États-Unis et la communauté internationale devraient tendre l’oreille.