Pour le jeune poète des Caraïbes le choix est déchirant. Rêvant à la fois de gloire et de paysages nobles, devrait-il rester sur place, dans son île obscure, ou entreprendre le voyage vers une quelconque capitale européenne ?
Né en 1930, prix Nobel de littérature en 1992, Derek Walcott croit tenir la réponse. « On nous a donné cette île », dit-il en parlant de Sainte-Lucie, un lieu de vigueur et de liberté, selon lui. « C’est un beau paysage inexprimé, de la beauté dont personne n’est le propriétaire. Un don étonnant. »
M. Walcott était de passage à Montréal au début d’avril, dans le cadre du festival littéraire Metropolis bleu. Parmi les clefs d’un festival réussi, il y a la qualité des animateurs et animatrices. Walcott était accompagné d’Eleanor Wachtel de CBC qui, par sa manière un peu pince-sans-rire, a su soutirer le meilleur du poète.
Son humour, surtout. En parlant de ses multiples voyages en Europe, Walcott notait que « Ce ne sont pas des quêtes ; c’est plutôt une pénalité. Pour un écrivain, le châtiment suprême, c’est de devoir écrire le mot Paris. Je n’ai jamais voulu écrire le nom de cette ville ! »
Pourtant son dernier livre, The Prodigal (paru chez Farrar, Straus and Giroux), puise son inspiration dans ses voyages vers les haut-lieux de la culture classique européenne. Il séjourne en Italie et il est beaucoup question de la Via Veneto à Rome et des collines derrière Gênes. D’ailleurs, le titre dit tout sur son projet. Après les « pénalités » de ses voyages, tel le fils prodigue de l’histoire biblique, il rentre vers sa Sainte-Lucie, cette île « où un garçon connaîtrait de merveilleuses aventures » dans les bras de la mer.
Malgré sa fidélité à son île natale, Walcott est formel : « Je ne veux pas qu’on voit en moi la voix de mon peuple. Le poète doit rejeter le patriotisme. » Et ceci, même si on l’avait honoré en nommant un crab cake (sorte de pâté de crabe épicé) pour lui après sa victoire au Nobel. Pour mettre en perspective sa notoriété, Walcott a cité, en créole français de Sainte-Lucie, un homme qui pédalait à vélo dans la place centrale, nouvellement baptisée Walcott Square, après ce triomphe : « Je ne sais pas qui il est, mais je suis content ! »
Humble ? Oui. Drôle ? Tout autant, avec ses imitations de paysan italien et ses mauvaises plaisanteries sur John Wayne. Auto-critique ? Aussi. En Europe, sur un trottoir de Rome, l’homme des Caraïbes se parle tout seul : « Es-tu devenu ce traître prévisible ? ». Dans l’histoire du fils prodigue et dans son livre aussi - un seul poème de 105 pages -, il est beaucoup question de culpabilité, de traîtrise, de repentir. Il chante les paysages et le peuple de Sainte-Lucie, qu’il a dû trahir pour devenir poète.
S’il les a trahis, c’est dans un langage qu’ils peuvent reconnaître. Le style de The Prodigal, comme celui de toutes ses oeuvres, vise l’accessibilité. Il louange la poésie américaine, car elle se lit, selon lui, comme une conversation. C’est surtout vrai pour Emily Dickinson, à son avis le plus grand poète de ce pays.
Un sentiment de perte anime son oeuvre. C’est saisissant d’écouter cet homme qui a gagné les plus grandes honneurs du monde littéraire et qui parle encore de sa grande insatisfaction devant l’acte de création. Pire encore - il avoue haïr son art parfois. Une étrange consolation pour nous qui n’avons pas atteint les hauteurs : la lutte est quotidienne pour tout le monde.