Oublier l’Afrique

vendredi 30 novembre 2007, par Pierre Beaudet

Il y a près d’un an, la Somalie, un coin perdu de l’Afrique de l’Est, était envahi une fois de plus et précipitée dans la guerre. Sous prétexte d’éradiquer des terroristes islamistes, les États-Unis et leur allié éthiopien ont bombardé, déployé des troupes, détruit des quartiers et des villes et installé un gouvernement présidé par un fantomatique personnage, Abdullahi Yusuf, qui, malheureusement, ne représente qu’une poignée de seigneurs de guerre. Son « ministre de la justice », par exemple, vient d’être « démissionné » après avoir été pris la main dans le sac en détournant plus de 800 000 dollars de fonds de l’ONU.

Encore le mois passé à Mogadiscio, l’armée éthiopienne continuait son « ratissage » dans des opérations aussi inutiles que meurtrières. Dans le quartier de Bakara, le poumon économique de la ville, les blindés éthiopiens ont tiré dans le tas. Les hôpitaux regorgent de blessés, surtout des femmes et des enfants, et 90 000 personnes ont fui la ville vers des destinations incertaines, ce qui s’ajoute aux 200 000 somaliens vivant dans des camps de fortune dans le sud du pays et au Kenya, le plus souvent dans des conditions épouvantables.

Entre-temps, les insurgés, dont le « Mouvement de la jeunesse jihadiste », deviennent plus aguerris et plus efficaces. Et s’ils le sont devenus, ce n’est pas tellement à cause de leurs armes dérisoires, mais bien parce qu’ils sont appuyés par une grande partie de la population, notamment les membres du clan Hawieye, majoritaires dans le pays. Le gouvernement précédent mis en place par l’Union des tribunaux islamistes, celui-là même qui avait irrité Washington, n’étais pas tellement perçu par la population comme une bande de « purs et durs », mais comme une force qui avait ramené la paix et l’ordre dans un pays ravagé par une interminable guerre civile.

Réingénierie

Quelques mois avant l’invasion de l’an passé, l’ONU avait pourtant tenté de dénouer l’impasse en encourageant un processus de négociation entre le gouvernement des tribunaux islamistes et les autres factions. Une résolution du Conseil de sécurité (1725) promettait le déploiement d’une force d’interposition, à condition que celle-ci ne soit pas composée de militaires de pays de la région, dont l’Éthiopie. Peu importe, Washington a décidé de continuer la « réingénierie » du monde, envers et contre tous. Pour les docteur Folamour qui règnent sur la Maison-Blanche, la Somalie est « stratégique », car au large de ses côtes circulent les pétroliers qui vont vers et du Golfe.

En fait, l’invasion de la Somalie s’inscrit dans une perspective plus large qui découle de la mise en place, au début de 2007, d’un commandement militaire états-uniens dédié à l’Afrique, l’Africom. Des exercices militaires « conjoints » sont programmés dans le cadre du « Partenariat transsaharien contre le terrorisme » et l’« Initiative de réponse aux crises africaines » qui impliquent avec l’armée américaine des militaires de plus de 20 pays africains. Le tout est coordonné à partir d’une immense base militaire américaine à Camp Lemonnier à Djibouti, où sont stationnés en permanence 1 400 soldats américains.

De fiasco en fiasco... jusqu’à la victoire finale

Dans un sens, l’aventure somalienne actuelle prend donc l’allure d’une « pratique générale » face à d’autres crises qui germent sur le continent. Mais comme en Afghanistan ou en Irak, l’affaire risque de mal tourner. Il est peu probable que les Éthiopiens tiennent le coup longtemps en Somalie, en dépit des armements et de la protection aérienne des États-Unis. D’autres alliés des États-Unis, l’Ouganda par exemple, hésitent beaucoup à prendre le relais en sachant ce qui les attend sur le terrain.

La « solution », du point de vue de Washington, serait de régionaliser la crise. Déjà, plusieurs signes avant-coureurs indiquent l’éclatement imminent de nouveaux conflits. Washington souffle le feu et le froid sur le Soudan. Mais plus grave est le fait que beaucoup d’experts prédisent une nouvelle guerre entre l’Éthiopie et l’Érythrée. Le gouvernement éthiopien, qui préside aux destinées d’un des pays les plus pauvres de la terre, dépense des centaines de millions de dollars pour renforcer son armée approvisionnée par... devinez qui.

L’été dernier, lors du Sommet du G-8 en Allemagne, le premier ministre canadien Stephen Harper s’était fait durement interpeller par le chanteur Bono qui l’accusait de renier les engagements du Canada en accordant moins de 25 % de ce qui avait été promis par Paul Martin pour l’Afrique un an avant. De facto, l’aide canadienne actuelle est surtout orientée vers l’Afghanistan. Les députés conservateurs ont été les seuls à voter contre une résolution présentée (C-293) au Parlement canadien en avril dernier par le libéral John McKay, qui adjoignait le gouvernement de changer cette situation.

En 2006, l’Agence canadienne de développement international (ACDI) a donné une « généreuse contribution » de 9,7 millions de dollars à la Somalie par l’intermédiaire de la Croix-Rouge et des agences de l’ONU. Lorsqu’un journaliste canado-somalien, Ali Iman Sharmarke, a été assassiné dans la capitale somalienne il y a quelques mois, le ministre des Affaires étrangères, Peter MacKay, s’est contenté de condamner « la violence » dans ce pays. Il n’a pas mentionné que les assassins étaient identifiés à des milices progouvernementales associées aux troupes d’occupation de l’Éthiopie, qui se trouvent par hasard le principal récipiendaire de l’aide canadienne dans cette région de l’Afrique.

Aussi bien ne rien dire et ne rien faire : cela serait sans doute moins honteux.

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