Lock-out au Journal de Québec

On achève bien les journaux

jeudi 28 juin 2007, par Jean-Simon GAGNÉ

Le lock-out décrété il y a plus de deux mois au Journal de Québec traduit un malaise profond dans les médias québécois, en particulier à l’extérieur de Montréal. Y a-t-il un journaliste dans la salle ?

Au petit matin du 22 avril, des employés installent à la hâte une série de barrières antiémeutes autour de l’édifice du Journal de Québec, l’un des joyaux de l’empire Quebecor, situé dans un parc industriel de la Vieille capitale. Pour compléter le tableau, ils apposent un énorme panneau devant la porte d’entrée, pour annoncer que la direction de l’entreprise a décrété un lock-out. L’édifice sera désormais gardé en permanence par un groupe d’agents de sécurité, qui en contrôleront sévèrement l’accès. La table semble être mise pour un long conflit, auquel l’entreprise s’est préparée depuis un certain temps déjà.

Apparemment, la direction de Quebecor a tout prévu. Au cours de l’automne précédent, elle a même procédé à l’embauche de 14 employés cadres, qui pourront continuer à produire le journal en l’absence des syndiqués. La loi québécoise, qui interdit le remplacement de syndiqués en grève ou en lock-out, demeurera sans effet. Les journalistes pourront aboyer, la caravane de Quebecor poursuivra sa route et continuera d’engranger de juteux profits. En cette époque de beurre sans gras, de vin sans alcool et de gomme à mâcher sans sucre, l’empire Péladeau s’apprête à produire une autre innovation ─ édulcorée ─ de taille : un journal sans journalistes.

Oui, la direction de Quebecor a tout prévu. Enfin presque. Car moins de 48 heures après le début du conflit, les employés en lock-out lui réservent une surprise de taille. Contre toutes attentes, ils vont lancer un quotidien gratuit, baptisé MédiaMatin. Vingt-quatre pages. Quarante mille exemplaires. Le journal, distribué tôt le matin aux intersections les plus fréquentées, se révèle un succès instantané. Chose incroyable, dans un milieu aussi bavard que celui des journalistes, les créateurs ont réussi à préserver le secret jusqu’au bout. Aux premières heures du conflit, alors que les deux parties en présence tentent de séduire l’opinion publique, les syndiqués ont compté le premier but.

La stratégie des gros bras

« La direction de Quebecor a essayé de récréer un conflit de travail traditionnel, un affrontement classique entre syndicat et patron, analyse Marc-François Bernier, professeur au Département de Communication de l’Université d’Ottawa. Historiquement, le militantisme a toujours été plus faible au Journal de Québec. De toute évidence, Quebecor a choisi de tester ce maillon faible. Elle pensait que ses employés allaient se contenter de faire du piquetage, en plein milieu d’un parc industriel. Mais le syndicat a été très habile. Il a tendu un piège dans lequel l’employeur est entré tête baissée. »

« En fait, la direction de Quebecor a utilisé la stratégie des gros bras, poursuit Marc-François Bernier. Elle a ressorti la recette éprouvée lors de conflits de travail précédents, notamment chez Vidéotron. Elle a tenté de présenter les journalistes comme une bande de syndiqués gras durs, qui travaillent seulement quatre jours par semaines et qui empochent des salaires confortables. Par la suite, elle s’est même adressée aux tribunaux pour faire empêcher la publication du nouveau journal. Mais la stratégie lui a rebondi au visage. En fait, tout ce qu’elle a tenté jusqu’ici s’est retourné contre elle. »

La direction de Quebecor n’a pas daigné répondre aux demandes d’entrevue d’Alternatives. Mais on jurerait qu’elle a choisi le Journal de Québec comme banc d’essai pour implanter ses nouvelles stratégies de convergence. À la lecture des demandes qu’elle a adressées aux employés, on ressent le même malaise que devant la liste de cadeaux de Noël d’un enfant trop gourmand. L’empire Péladeau veut tout à la fois transférer le service des annonces classées dans la région d’Ottawa, fermer le service informatique, couper des postes, augmenter le nombre d’heures de la semaine de travail et multiplier les tâches des journalistes. Ces derniers devraient écrire, prendre des photos, enregistrer des sons et peut-être même capter des images. « Quebecor veut construire une autoroute à dix voies pour relier ces différentes entreprises », a résumé le syndicat dans une formule choc.

Avec le recul, la direction de l’entreprise a peut-être sous-estimé la réaction des lecteurs, souvent rebaptisés les « clients » dans le jargon du marketing. L’accueil enthousiaste réservé par la population au journal des syndiqués constituait un premier avertissement. Tout comme la réaction courroucée de certains annonceurs, à commencer par celle de Jacques Tanguay, un monument chez les gens d’affaires de la région. Par dessus tout, Quebecor n’a pas mesuré l’extrême susceptibilité de l’opinion publique de Québec vis-à-vis de tout ce qui s’apparente de près ou de loin à une « montréalisation » des médias.

Cette réaction épidermique à la « montréalisation » des médias passe souvent pour du chauvinisme. Mais elle repose pourtant sur des faits réels. La lente érosion des médias de la Vieille Capitale n’est pas une illusion. Il suffit de mentionner la disparition des salles de nouvelles dans les radios, le déménagement de la production de télé vers la métropole et la proportion grandissante de textes en provenance de Montréal. La « montréalisation », c’est d’abord l’instauration du même modèle de gestion dans tous les groupes de médias, qu’il s’agisse de Quebecor, de Radio-Canada, de Gesca ou de Communications-Voir. Chaque groupe se concentre autour d’un navire amiral, basé à Montréal, qui fournit du matériel à une série de satellites régionaux. Sans grandes ambitions, ces derniers servent d’abord à pomper les revenus publicitaires régionaux.

« Le Journal de Québec fait 25 millions de profits par année, s’insurge le président du syndicat des journalistes, Denis Bolduc. Nous n’avons pas de problèmes à ce qu’il en fasse davantage, mais pourquoi est-ce que nous devrions nous sacrifier Quebecor n’a pas à siphonner l’argent de la région pour ensuite aller déplacer nos emplois à l’extérieur. Le Journal de Québec a 40 ans. Il n’y avait jamais eu une seule journée de travail perdue à cause d’un conflit. Durant les années 80, nous avions même déjà renoncé à une augmentation de salaire parce que la compagnie faisait moins d’argent que prévu. »

La fuite en avant

Loin de jeter du lest, Quebecor semble avoir choisi la fuite en avant. Au risque de se couvrir de ridicule. Elle a d’abord tenté de faire interdire par un tribunal une banderole des syndiqués qui parodiait le logo du Journal de Québec. Autrement dit, Quebecor a réclamé la censure, quitte à en faire les frais par la suite. Impénitente, la société a ensuite refusé de défendre l’une de ses journalistes, qui refusait de dévoiler les sources confidentielles d’un article. Sommée de comparaître devant la Commission du travail, la journaliste a été défendue par un avocat mandaté par le syndicat. En période de lock-out, chez Quebecor, les grands principes de la liberté de presse sont suspendus , et la lumière au bout du tunnel est plutôt celle du train qui arrive en sens inverse.

« Au risque de simplifier à outrance, je résumerais ainsi le lock-out préparé de longue date qui s’est abattu sur les journalistes du Journal de Québec (...), a écrit le professeur Marc-François Bernier, dans un article publié dans Le Soleil. [Quebecor] a comme objectif primordial de maximiser la convergence pour satisfaire les actionnaires et non pas celui d’améliorer la qualité et la diversité de l’information. » Pas étonnant qu’au Québec, et même au Canada anglais, plusieurs syndicats de journalistes surveillent désormais avec attention ce qui se passe au Journal de Québec. Car le conflit interpelle tous ceux pour qui l’information n’est pas une marchandise comme les autres. Il illustre la nécessité pour les journalistes de faire des citoyens l’objet premier de leur loyauté.

Dans un classique du journalisme, The Elements of Journalism (Three Rivers Press) les auteurs résument la loyauté des journalistes de la manière suivante : « La loyauté (...) c’est une sorte de pacte avec le citoyen, qui garantit que le commentaire sur un film est honnête, que la critique de restaurant n’est pas influencée par la publicité et que les reportages ne sont pas guidés par les intérêts personnels ou par le désir de plaire à des petits amis. La notion voulant qu’une entreprise de presse n’entrave pas le travail de ceux qui doivent chercher et dire la vérité - même lorsque cela est dommageable pour les intérêts financiers du propriétaire - constitue un prérequis (...) pour disposer d’un minimum de crédibilité. (...) Cela constitue même la base de la relation de confiance qui peut s’établir entre les citoyens et les médias d’information. En termes clairs, il s’agit du capital de crédibilité de l’organisation et de ceux qui y travaillent. »

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