Occupy Wall Street : l’imaginaire collectif en ébullition Entrevue avec l’économiste Mathieu Dufour

jeudi 15 décembre 2011, par Louis Chaput-Richard

Depuis qu’il a pris son essor il y a plus de deux mois, le mouvement Occupy Wall Street a déjà accompli plus d’un tour de force : il est parvenu non seulement à créer un grand débat de société sur les inégalités socioéconomiques et les dérives du capitalisme financier, mais aussi à « stimuler l’imaginaire collectif » en amenant « beaucoup d’Américains à s’interroger sur la société dans laquelle ils souhaitent vivre », souligne le professeur d’économie à la City University of New York, Mathieu Dufour. L’économiste originaire de Québec a côtoyé de près les indignés new-yorkais pendant l’occupation du parc Zuccotti, où il a d’ailleurs coorganisé une série d’ateliers visant à démystifier les systèmes économique et financier. Entrevue.

Le mouvement Occupy Wall Street (OWS) semble se retrouver à la croisée des chemins depuis que les manifestants new-yorkais ont été expulsés du parc Zuccotti, qu’ils occupaient depuis la mi-septembre. Quel bilan dressez-vous du mouvement, plus de deux mois après sa naissance ?

Mathieu Dufour. La réussite la plus remarquable d’OWS, c’est certainement d’avoir créé un nouvel espace de discussion et de débat dans la société nord-américaine. C’est ce qui leur a permis d’attirer l’attention sur les problèmes inhérents aux systèmes économique et politique actuels, en plus d’offrir l’occasion à beaucoup d’Américains de s’interroger sur la société dans laquelle ils souhaitent vivre.

OWS, c’est d’abord et avant tout ce nouvel espace démocratique. Et l’impact impressionnant qu’a eu le mouvement en Amérique du Nord montre qu’il y a aujourd’hui un réel besoin pour ce genre d’initiatives. Ça illustre aussi à quel point la frustration à l’égard du système économique est généralisée. La plupart des gens n’iront certes pas camper à Wall Street ni même manifester. Mais dans tous les sondages qui sont sortis, on voit qu’une nette majorité d’Américains supportent le mouvement et partagent la frustration dont il se fait l’écho.

Dans le sillage du mouvement altermondialiste, OWS semble aussi et surtout vouloir montrer qu’« un autre monde est possible » et qu’il revient aux citoyens eux-mêmes de le construire...

Mathieu Dufour. C’est un autre aspect intéressant du mouvement : il a réussi à stimuler l’imaginaire collectif et nous a forcés à envisager de nouveaux possibles, de nouvelles manières de vivre en société.

L’un des objectifs importants du mouvement pendant l’occupation du parc Zuccotti, c’était de créer un mode de vie différent, plus festif, basé sur le partage. Comme le disaient certains manifestants : moins de marché, plus de fête, plus de don ! En ce sens, OWS est aussi une tentative pour modifier ou subvertir la logique dominante de notre société, cette logique qui détermine la manière dont on interagit les uns avec les autres.

Cela a donné lieu à un questionnement très intéressant chez les manifestants, qui se sont demandé comment l’expérience du parc Zuccotti pourrait être reproduite à plus grande échelle. Car si on réussit le faire ici, à 2 000, pourquoi ne pourrions-nous pas le faire à 10 000 ou à 100 000, ici et ailleurs ? Pourrait-on imaginer par exemple une sorte de fédération de communautés vivant selon une autre logique socioéconomique, et qui s’élargirait progressivement à l’ensemble de la société ?

Et à travers ces questionnements et ces discussions, le mouvement en est-il venu aussi à formuler des revendications ou des projets plus précis ?

Mathieu Dufour. On a beaucoup critiqué le mouvement parce qu’il n’a pas formulé de revendications précises. Ce fut particulièrement le cas dans les médias défavorables à OWS, qui n’arrivaient pas à cerner le mouvement. Et cette critique est quand même fondée, au moins en partie, car il est vrai qu’OWS n’a jamais arrêté une liste de revendications auxquelles les politiques auraient pu répondre pour mettre fin à l’occupation.

Pour ma part, je crois que cette absence de revendications précises est néanmoins une force du mouvement, et non une faiblesse. Le problème avec les revendications précises, c’est qu’on répond souvent à une seule dans la liste que vous soumettez et tout le monde rentre à la maison, puis, au bout de cinq ou dix ans, on vous enlève ce qu’on vous a donné...

Avec OWS, le projet est tout à fait différent : l’idée est d’abord de créer un espace démocratique dans lequel les citoyens pourront avoir une discussion sur la société qu’ils veulent, la manière dont il faudra l’organiser et la route qu’il faudrait emprunter pour y arriver. Le but n’a donc jamais été que les 2 000 personnes qui dormaient au parc Zuccotti déterminent ce que devrait être la réforme du système économique pour les dix prochaines années. C’est à la population entière d’avoir cette discussion. Le mouvement ne fait finalement que créer un espace pour rendre ce débat possible — un espace dans lequel des revendications pourront éventuellement être formulées.

En un certain sens, l’absence de revendications précises est donc un atout important d’OWS. C’est aussi ce qui lui permet d’être véritablement inclusif et de réunir des gens issus de différents milieux et ayant des positions politiques variées. Si le mouvement formulait des demandes précises, pouvant être attribuées à un parti ou à un courant politique particulier, on peut penser qu’il ne ratisserait pas aussi large et ne bénéficierait pas d’un appui populaire aussi important.

Pourtant, lorsqu’on discute avec les indignés new-yorkais, plusieurs d’entre eux semblent avoir des revendications très précises, bien que ce ne soient pas toujours les mêmes...

Mathieu Dufour. Même si elles ont une source commune, à savoir une frustration à l’égard des systèmes économique et politique, les revendications des manifestants sont en fait aussi diversifiées que le mouvement lui-même. À New York, contrairement à ce qui se passe dans d’autres villes, le mouvement réunit vraiment toutes sortes de gens, de toutes les générations et de tous les milieux sociaux. Ce ne sont pas seulement des militants d’extrême gauche, comme on a souvent cherché à les dépeindre dans plusieurs médias.

Bien sûr, l’extrême gauche est bien représentée. Mais il y a aussi toute une panoplie d’organisations, d’associations et de groupes politiques qui participent au mouvement ou gravitent à sa périphérie. Par exemple, les partisans du républicain Ron Paul étaient très présents au parc Zuccotti pendant l’occupation, essayant de surfer sur le mécontentement qu’OWS en est venu à incarner aux États-Unis. Ce sont des libertariens, qui sont tout sauf d’extrême gauche, et dont les revendications sont loin d’être partagées par l’ensemble des manifestants. Ils proposent entre autres d’abolir la Fed [Réserve fédérale, banque centrale des États-Unis] pour revenir à une espèce d’étalon-or comme fondement des politiques monétaires.

Cette idée a d’ailleurs pris beaucoup d’importance dans le mouvement. Et cela a créé des discussions et des débats très intéressants, notamment avec les manifestants plus à gauche, pour qui la Fed ne pose pas vraiment de problèmes, mais qui voudraient en revanche limiter la grosseur des banques et revenir à un modèle plus coopératif.

Il est donc vrai que les revendications des manifestants sont disparates et qu’elles ne font pas toujours consensus à l’intérieur même du mouvement. Mais là encore, il faut selon moi y voir une force plutôt qu’une faiblesse. OWS permet à des gens très différents, qui ne se seraient probablement jamais rencontrés autrement, de se parler, de discuter et de débattre à propos d’enjeux de société fondamentaux. Des occasions comme celles-là sont très rares aujourd’hui.

En tant qu’économiste, que pensez-vous de ces idées ou revendications formulées par les manifestants d’OWS ?

Mathieu Dufour. En ce qui concerne l’idée d’abolir la Fed et de revenir à une sorte d’étalon-or (en fonction duquel serait déterminée la valeur de l’argent), elle prend surtout sa source dans l’inconfort que la valeur de notre argent est finalement basée sur rien : c’est un bout de papier, sans plus, et rien de physique n’en garantit la valeur. Et il faut aussi reconnaître que le Fed a fait des erreurs importantes ces dernières années, qui n’ont pas été sans répercussions sur les économies américaine et mondiale.

Mais je ne crois pas que c’est là pour autant une bonne raison pour abolir la Fed. Plutôt que de simplement l’abolir, il faudrait selon moi chercher à la démocratiser. Car contrairement à son équivalent canadien [la Banque du Canada], la Fed n’est pas une véritable institution publique ; il s’agit plutôt d’une sorte de partenariat public-privé, et la plupart de ceux qui siègent sur ses conseils d’administration sont des banquiers — de sorte que les banquiers se règlementent finalement eux-mêmes. Il y a là un gros conflit d’intérêts. Et tant que cela ne changera pas, il demeurera difficile de changer quoi que ce soit dans les systèmes économique et financier. Il faut d’abord soustraire la Fed de l’emprise des banquiers.

Une phrase célèbre — souvent attribuée à Winston Churchill — dit que « l’économie est trop importante pour être laissée entre les mains des économistes ». Or, on pourrait dire aujourd’hui la même chose pour le système financier : il est devenu beaucoup trop important pour être laissé dans les seules mains des banquiers. Une démocratisation est devenue aujourd’hui indispensable.

Beaucoup de manifestants new-yorkais réclament aussi l’adoption d’une nouvelle « loi Glass-Steagal » [1], qui réintroduirait une séparation stricte entre les banques de dépôt et les banques d’investissement... Cette revendication précise, si c’en est une, revient aussi régulièrement sur les différents sites Internet et blogues d’OWS. Que faut-il en penser, selon vous ?

Mathieu Dufour. À l’intérieur du mouvement OWS, il existe un courant assez important qui se caractérise par une nostalgie pour l’époque dite des « Trente Glorieuses » (en gros, de 1945 à 1975), période pendant laquelle l’économie était en croissance, il y avait peu de chômage, les salaires augmentaient, etc. La revendication d’un nouveau Glass-Steagal Act s’inscrit dans cette perspective « nostalgique », tournée vers un passé quelque peu idéalisé : à un certain moment dans les années 1930, on a instauré cette loi qui établissait une séparation entre les banques de dépôt et les banques d’investissement, et cela semble avoir bien marché pendant une trentaine ou quarantaine d’années. On présuppose donc qu’en faisant la même chose aujourd’hui, cela pourrait contribuer à régler les problèmes inhérents aux systèmes économique et financier.

Il est vrai que cette revendication a été fréquemment formulée à l’intérieur du mouvement OWS, surtout par les manifestants plus âgés. Mais je ne suis pas du tout certain qu’une telle loi aiderait vraiment à régler les problèmes dont il est question. Ce qui est clair, c’est que ce ne serait pas suffisant. Il faut aujourd’hui quelque chose de beaucoup plus vaste, qui apportera des changements beaucoup plus profonds.

Par exemple ?

Mathieu Dufour. L’un des principaux problèmes de nos économies aujourd’hui, ce sont les grosses banques, celles dont on dit qu’elles « too big to fail » [trop grosses pour faire faillite] — ce qui est d’ailleurs vrai. Si on laisse une Bank of America [la plus grande banque américaine en termes de dépôts] faire faillite, ça ira très mal pendant longtemps.

L’une des questions qu’il faudrait poser aujourd’hui serait donc : avons-nous vraiment besoin d’aussi grosses banques ? Et la réponse serait évidemment non. Car s’il existe des raisons assez simples qui justifient que, par exemple, seulement trois ou quatre compagnies fassent des avions dans le monde — ne serait-ce que pour l’économie d’échelle que cela permet —, il en va tout autrement pour les banques. Dans ce cas, il n’y a pas vraiment d’économie d’échelle. La petite banque de village, au milieu de nulle part, fait tout aussi bien, sinon mieux son travail qu’une Bank of America. Celle-ci peut bien sûr faire certaines choses que la banque de village ne pourra jamais faire. Mais il n’y a pas vraiment d’intérêt social à avoir d’aussi grosses banques. Il y a surtout tout un paquet de désavantages, car elles en viennent à nous prendre en otage.

Alors plutôt qu’un nouveau Glass-Steagal Act, il faudrait peut-être commencer à envisager la possibilité de limiter la grosseur des banques et des entreprises financières. Et dans certains cercles d’OWS, on insiste de plus en plus sur cette idée. Beaucoup de ces manifestants, plus à gauche, proposent aussi de socialiser ou nationaliser ces grandes banques. C’était l’idée derrière le « Bank Transfer Day » [le 5 novembre dernier], auquel des dizaines de milliers d’Américains ont participé en retirant leur argent des grosses banques pour le placer dans des coopératives [credit unions]. Et c’est là certainement une voie à envisager sérieusement : d’une part, on réduit et limite la taille des banques et, d’autre part, on favorise un modèle coopératif, un peu comme celui privilégié par le mouvement Desjardins au moment de sa fondation.

L’expulsion des manifestants du parc Zuccotti, le 15 novembre dernier, a marqué un point tournant pour OWS. Croyez-vous que le mouvement peut survivre sans ce que plusieurs considéraient comme son « cœur spirituel », à savoir le square de la Liberté ? Et la même question se pose bien sûr aussi pour tous les mouvements d’occupation nord-américains : réussiront-ils à se réinventer pour poursuivre autrement ce qu’ils ont entrepris dans les derniers mois ?

Mathieu Dufour. À mon avis, OWS va simplement prendre une nouvelle forme. L’occupation du parc, ce n’était probablement qu’une première étape, une première phase du mouvement. Et l’expulsion des manifestants lui a offert une occasion de passer à une autre étape. Quant à savoir quelle sera cette prochaine étape ou cette nouvelle forme que prendra OWS, c’est encore difficile à dire.

On peut d’abord penser qu’il y aura une forme d’institutionnalisation du mouvement ou, du moins, de ce qu’il a réussi à créer dans les derniers mois. Par exemple, plusieurs associations, ONG, syndicats et groupes politiques vont sans doute chercher à reprendre à leur compte les réussites d’OWS, en les poussant plus loin. Déjà, certains syndicats américains soulignent que le mouvement est pour eux une source d’inspiration qui les incite à repenser leurs stratégies et leurs modes d’action [2].

D’autre part, OWS va certainement essayer de consolider la communauté qui s’est formée autour du mouvement. Cela pourra se faire de différentes manières, par exemple à travers des initiatives d’éducation populaire, qui sont jusqu’ici l’une des forces d’OWS.

Et il y a aura bien sûr encore des marches et des manifestations. Mais il sera important pour le mouvement d’aller au-delà des simples manifestations classiques, dont l’impact réel est souvent limité. Une grève ou une occupation, par contre, c’est quelque chose de beaucoup plus sérieux, et OWS l’a très bien compris en installant son campement au parc Zuccotti. En soi, 2 000 personnes qui occupent un parc, ça ne change peut-être pas grand-chose. Mais cela peut néanmoins créer des ouvertures importantes, faire circuler des idées dans la société et, par là, avoir un très grand impact. Déjà, en deux mois, OWS a réussi à transformer l’imaginaire collectif et à ouvrir la société américaine sur de nouveaux horizons. Et c’est en s’appuyant sur ces réussites que le mouvement parviendra à se réinventer et amener sa lutte sur un autre plan.

Car il faudra bien, tôt ou tard, passer à une autre étape et mener une offensive plus globale. Les derniers mois ont permis de constater le soutien populaire que peut obtenir un mouvement comme OWS, ce qui témoigne d’une volonté de changement profond dans la population. En conjuguant cette volonté populaire et le nouvel espace démocratique qu’OWS a créé, il est certainement possible pour le mouvement d’aller encore plus loin.

Le contexte actuel vous semble-t-il propice pour mener cette « offensive plus globale » ?

Mathieu Dufour. Nous nous retrouvons dans un contexte semblable à celui de la Grande Dépression des années 1930. Nous traversons une crise financière et économique qui ne se résorbe pas, ce qui crée un contexte particulièrement propice à l’émergence d’une nouvelle donne socioéconomique.

En revanche, ce qui manque cruellement aujourd’hui, ce sont les mouvements de masse, qui étaient très forts dans les années 1930 et qui pouvaient donc exercer une pression considérable sur les politiques. C’est ce qu’il faudrait réussir à recréer aujourd’hui : un grand mouvement de masse global. Et OWS marque peut-être un premier grand pas dans cette direction : l’espace démocratique qu’il a créé apparaît en tout cas comme une condition nécessaire à l’émergence d’un tel mouvement.

[1] Du nom donné au Banking Act américain de 1933, qui a notamment instauré une séparation entre les banques de dépôt et les banques d’investissement, en plus de créer le système d’assurance des dépôts bancaires (Federal Deposit Insurance Corporation). L’appellation « Glass-Steagall » provient des noms du sénateur (Carter Glass) et du représentant (Henry B. Steagall) qui ont proposé la loi. Déjà largement contournée par les banques dans les années 70 et 80, la loi a finalement été abrogée en 1999.

[2] Voir l’article de Steven Greenhouse, « Occupy Movement Inspires Unions to Embrace Bold Tactics », in The New York Times, 9 novembre 2011, p. B1 ; disponible en ligne à l’adresse : http://www.nytimes.com/2011/11/09/business/occupy-movement-inspires-unions-to-embrace-bold-tactics.html

Crédit photo : David Shankbone / Creative Commons

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