Au lieu de rester prise en otage par les « deux solitudes » coloniales, l’anthologie Nous sommes des histoires ; réflexions sur la littérature autochtone ose franchir le mur linguistique au-delà des catégorisations eurocentriques habituelles. En traduisant de l’anglais au français plusieurs textes théoriques clés, et faut-il le préciser, de théoricien·nes publié·es originellement en anglais sont souvent eux-mêmes et elles-mêmes des Autochtones (6), ce livre est, pour utiliser les beaux mots de Louis-Karl Picard-Sioui, « [un] feu autour duquel on peut se rassembler dans la nuit, pour éviter de s’égarer sur le sentier » (6-7). Au contraire de la supposée objectivité des recherches, les textes de l’anthologie, dont la préface de Picard-Sioui, fournissent aux chercheur/euses « une porte d’entrée pour mieux comprendre les enjeux esthétiques, éthiques et politiques des sociétés autochtones contemporaines » (10).
Nous sommes des histoires tente de combler un écart insupportable. Peu importe l’ethnicité, la langue maternelle ou la provenance des chercheur/euses, des enseignant·es et des étudiant·es qui se penchent sur les littératures autochtones, trop souvent, ils et elles sont formé·es presque exclusivement dans les traditions des études littéraires occidentales avec ses biais méthodologiques et ses préjugés culturels eurocentriques. Les outils théoriques qui guident des étudiant·es et des chercheur/euses dans leurs lectures de littératures autochtones ont été principalement développés par des érudit·es blanc·hes qui se positionnent en tant que spécialistes ou experts. Tour à tour, plusieurs théoricien·nes dans l’anthologie abordent ce problème sous des angles variés.
Sherman Alexie, romancier, poète et scénariste de la nation Cœur d’Alène/Spokane, relate ses expériences en librairie : « Chaque fois que je m’aventure dans une librairie, je tombe sur un autre livre à propos des Indiens. Il existe des centaines de livres sur les Indiens publiés chaque année, mais si peu sont écrits par des Indiens » (77). Ou comme le précise le professeur anishinaabe Gerard Vizenor dans son texte « Manières manifestes », « l’Indien est une invention de l’Occident devenue une simulation lucrative », surtout, semble-t-il, pour des non- Autochtones, « [même si le mot Indien] lui-même n’a aucun référent dans les langues et les cultures autochtones » (45).
Selon la poète, autrice et artiste sto:lo acclamée Lee Maracle : « Notre façon d’utiliser les mots et la langue n’est pas évaluée selon des critères établis par la poésie et les histoires que nous avons inventées. Il s’agit de modes d’évaluation et de critères établis par d’autres » (135). Dans la même veine, la grande théoricienne, autrice et professeur·e crie/métis Emma LaRocque décrit le même phénomène d’une autre façon : « Si nos contributions culturelles et personnelles sont clairement et itérativement reconnues, notre apport au plan théorique, lui, n’est pas accueilli avec la même considération. Persistent ainsi des renvois exagérés à nos ‘traditions’, ou à notre ‘expérience’ coloniale ou personnelle, ces dernières faisant l’objet de généralisations ou de retraductions supplémentaires. Ce qu’il manque à ces travaux, selon moi, ce sont nos recherches, nos appareils critiques, nos questionnements et nos idées » (199). De façon ferme et constante, avec énormément de persévérance, les savant·es autochtones revendiquent haut et fort le respect du principe « rien pour nous sans nous ». Pour les littéraires, l’importance est on ne peut plus claire et, la cause on ne peut plus juste. L’analyse des littéraires autochtones nécessite des outils théoriques autochtones.
Nous sommes des histoires parvient à mettre en lumière plusieurs appareils critiques des penseur/euses de peuples millénaires du continent. Même si la sélection de textes proposée dans cet ouvrage n’est « ni exhaustive, ni normative, ni même parfaitement représentative » (13), le but explicite est de rendre accessibles en français quelques-unes des principales réflexions théoriques développées dans le domaine des études littéraires autochtones au Canada et aux États-Unis. Le livre permet ainsi aux lecteur/trices de se familiariser avec plusieurs des auteur/trices centraux/les et de grandes idées liées à la littérature des premiers peuples, choisi·es pour leur qualité et pour leur importance dans le champ des études littéraires autochtones, mais aussi pour leur pertinence dans l’espace francophone : « Plutôt qu’une transposition d’une sélection faite ailleurs, il faut donc voir notre anthologie comme un regroupement de textes choisis minutieusement en fonction du contexte québécois [….] Nous voulions que cette anthologie puisse alimenter la conversation en cours dans le milieu littéraire autochtone francophone » (13-14).
Sur ce dernier point, Nous sommes des histoires réussit bien son coup. Le passage suivant, par exemple, me semble d’actualité brûlante dans le contexte francophone au Canada, même s’il était publié pour la première fois en 1990 par l’écrivaine et chercheuse syilx okanagane Jeannette Armstrong : « Vous, écrivains de la culture dominante […] imaginez les écrivains de la culture dominante en train de vous réprimander parce que vous vous exprimez au sujet de l’appropriation de la voix d’une culture. Imaginez-les se servant des mots « liberté d’expression » pour excuser la violence systémique d’une littérature de divertissement pourtant sur votre culture et vos valeurs, alors que vous-mêmes êtes dépossédés et laissés sans voix au nom de dites « libertés » » (23). La culture dominante à laquelle Armstrong se réfère est anglophone et ses lecteurs et lectrices francophones pourraient peut-être s’identifier à la marginalité qu’elle décrit. Mais à l’évidence, il y aura également des liens à tisser avec la dominance culturelle francophone et blanche à l’intérieur du Québec, étant donné, par exemple, la controverse entourant les pièces SLAV et KANATA de Robert Lepage et la question de l’appropriation culturelle.
Bref, « que nous soyons Autochtones ou non-Autochtones, nous avons été formés par la culture dominante à voir la blancheur comme normative et éternelle », selon les mots justes du professeur et auteur cherokee Daniel Heath Justice (120). La décolonisation, autrement dit, est non seulement une question d’inclusion, mais aussi, et toujours selon Heath Justice, nécessite la remise en question des « fondements conceptuels sur lesquels le domaine colonial est construit » (120). Pour LaRocque, « il s’agit de revoir et, bien souvent, d’abandonner de vieux héros » (197). Et LaRocque et Heath Justice ne sont pas les seuls auteurs de Nous sommes des histoires à hasarder des arguments de poids qui nous demandent de revoir des postulats et acquis coloniaux.
On pense aux grands mots du texte très connu « Oratoire : accéder à la théorie » de Lee Maracle, qui bouscule l’idée étrange qui circule « chez les intellectuels européens » selon laquelle « la théorie se distingue du récit » (40). « Il faut un travail considérable », continue Maracle, « pour éliminer du récit toute émotion, toute présence d’un moi, le déshumaniser pour en faire de la ‘théorie’. Donc nous ne le faisons pas. Nous humanisons la théorie en fusionnant les besoins de l’humanité à la recherche d’un sens partagé entre la théorie et le récit » (41). Il ne faudra pas douter de l’immense portée d’un tel oracle non seulement pour des littéraires, mais aussi, pour le grand public qui cherche à mieux comprendre les véritables enjeux de cette ère de réconciliation.
Nous sommes des histoires offre un tour d’horizon théorique de grande variété et qualité en remuant à de grandes profondeurs non seulement les mensonges coloniaux sur lesquels les domaines coloniaux sont construits, mais « le futur de l’humanité entière » (127). Pour l’autrice métisse Jo-Ann Episkenew, par exemple, la littérature autochtone joue le rôle de « ‘remède’ contre la contagion coloniale en guérissant les communautés affectées par ces politiques » (170). Toutefois, Episkenew précise, « ‘la guérison’ ne veut pas dire que les Autochtones sont malades » (182). Elle cite ensuite Ward Churchill qui affirme qu’ « être malade est une chose, être blessé en est une autre ; cette dernière exige guérison, celle-là un remède » (182). Autrement dit, c’est le colonialisme qui est malade : « sous ses auspices et soutenus par sa mythologie, les colonisateurs ont infligé d’odieuses blessures aux populations autochtones qu’ils cherchaient à civiliser. Même si les Autochtones comprennent le besoin qu’ils ont de se remettre du traumatisme de la colonisation, la plupart des colons nient que leur société est construite sur des bases malsaines et qu’elle a donc besoin d’un traitement » (182).
Plusieurs textes dans cet ouvrage apportent un soin à la maladie générale et insidieuse des sociétés coloniales. On pense à Tomson Highway, par exemple, qui démontre à quel point une langue, en tant que cadre selon lequel on comprend le monde, peut être déterminante pour la production du savoir. Dans « Pourquoi le cri est la plus sexy de toutes les langues », Highway s’attarde à décrire comment lorsqu’il donne un cours sur la langue crie, il met ses étudiant·es en garde à propos de deux choses. La première, « c’est qu’ils riront souvent » et « avec férocité » (162). Et la deuxième, c’est qu’il « faudra baisser la garde » quand il s’approche de ce qu’il appelle « l’arbre de la connaissance », qui « se tient au garde-à-vous, pour ainsi dire, au beau milieu du jardin, le jardin de la beauté, le jardin du plaisir, le jardin de la joie, un jardin avec lequel la Déesse nous a bénis ; pas le Dieu, mais la Déesse, dois-je insister » (162). Alors même qu’en anglais, « il est interdit au genre humain de goûter au fruit de l’Arbre de la Connaissance », en cri, « ce n’est non seulement permis, mais c’est encouragé. Voilà précisément pourquoi ce maudit arbre est là : pour que l’humanité suce ce fruit, et suce et suce et suce encore, trente fois par jour si nécessaire » (168). Quoi de plus humain que le rire un peu gras ? Dans son texte consacré au théâtre autochtone au Canada, Drew Hayden Taylor reconnaît, lui aussi, le « pouvoir de guérison » de l’humour (67). Mais aussi, on se demande, quelle est la relation entre la langue française et cet « arbre de la connaissance » ? Les potentialités analytiques de ce livre pour les recherches littératures autochtones en français sont énormes.
Et d’évidence, la grande variété et ampleur des questionnements et des idées présentés dans les textes de cette anthologie dépassent les bornes de la théorie littéraire. Selon LaRocque, il existe, bien sûr, des « différentes théories sur notre façon de théoriser, et il existe aussi des théories antagoniques parmi les nôtres ; mais le fait est que nous théorisons » (199). Certains textes visent avant tout des universitaires, comme « Voir (et lire) rouge : Les Indiens hors-la-loi dans la tour d’ivoire » de Heath Justice, ou bien « Godzilla contre le postcolonial » de Thomas King, tous deux des professeurs et auteurs cherokees très connus en anglais. On s’interroge sur l’individualisme postmoderne et le postcolonialisme, car ce dernier en lui-même « laisse entendre que le point de départ de la discussion est l’arrivée des Européens en Amérique du Nord » (30). Mais aussi, le professeur d’anglais d’origine européen et métis Warren Cariou nous fait douter des classements littéraires, classements constamment mis à l’épreuve par les poète/esses autochtones, tel·les des « marcheurs intrépides » des frontières sociétales dressant de nouvelles cartographies. « Leur poésie peut y donner corps en montrant à nos sens ce qui est déjà là, en nous donnant les outils pour voir au-delà des frontières que la colonisation a mises en place » (235).
En finalement, un autre apport peut-être un peu inattendu de Nous sommes des histoires réside dans le rôle joué par des allié·es. D’emblée, les trois jeunes chercheur/euses qui ont dirigé le recueil, Marie-Hélène Jeannotte, Jonathan Lamy et Isabelle St-Amand, se mettent surtout et délibérément à l’écoute en reconnaissant l’apport de la résistance autochtone : « En tant que chercheurs non autochtones, notre volonté est de participer au débat et à la réflexion sur les littératures et les cultures autochtones avec respect et humilité. Nous croyons que les Premières Nations, les Métis et les Inuits, encore aujourd’hui et même de plus en plus, ont quelque chose à nous apprendre. Nous voulons écouter leurs histoires et contribuer à les faire connaître » (10-11). Voilà un modèle à suivre pour d’autres jeunes chercheur/euses non autochtones qui s’intéressent aux littératures de premiers peuples.
Mais aussi, les quelques contributions des non-Autochtones incorporées dans le recueil ont également une certaine valeur exemplaire. Dans son essai autobiographique, Renate Eigenbrod assume ses responsabilités en tant que pédagogue non autochtone avec sérieux, ce qui permet une réflexion critique du rôle de l’enseignante non autochtone qui veut enseigner des littératures autochtones. Et l’analyse de Keavy Martin, professeur d’anglais d’origine européenne, représente également un pont intéressant pour franchir le fossé entre littéraire et théorie des Premières Nations, Métis et Inuits. Elle examine le besoin qu’avait le Nunavut de donner un « caractère inuit » à sa façon de faire les choses pour affirmer ensuite le besoin d’en faire autant quant à l’intégration de l’analyse littéraire inuite. Sa démonstration est aussi convaincante qu’instructive. Donc un des messages fondamentaux de Nous sommes des histoires est qu’un·e allié·e est « une personne qui reconnaît les limites de ses connaissances, mais ne se cache pas derrière ces limites ni ne les utilise comme une béquille » (Sam McKegney, 159).
En faisant dialoguer des auteur/trices bien connu·es du monde anglophone avec le milieu francophone, Nous sommes des histoires met de nouvelles ressources entre les mains des chercheur/euses, des enseignant·es et des étudiant·es. Le livre fait ressortir des liens de parenté littéraire entre écrivain·es, poète/esses, dramaturges, romancier/ères des premiers peuples. Il alimente ainsi une réflexion au-delà des barrières linguistiques issues d’une double colonisation, française et anglaise. Et il propose une nouvelle terminologie et « contribue à approfondir un langage critique et souple, efficace, juste et précis sur le sujet » (19).
Que nous soyons Autochtones ou non-Autochtones, il est de notre intérêt à tous et à toutes de mettre les savoirs autochtones au premier plan, d’y prêter l’oreille pour mettre « au défi les prémisses et les pratiques épistémologiques et canoniques à l’Occidentale » (Emma LaRocque, 196). Car en fin de compte, la situation est grave et urgente : « De nos jours, les idées à l’origine du mythe de la supériorité blanche présentent un danger à la survie de l’espèce humaine » (Jo-Ann Episkenew, 175). Nous sommes des histoires est indispensable pour toute personne qui s’intéresse aux littératures autochtones et pour toute personne soucieuse de déterrer les racines profondes du colonialisme. « Le travail que nous faisons aujourd’hui concourra-t-il à la santé et au bien-être de nos nations ? Si la réponse est non, c’est que nous ne faisons pas notre travail » (Daniel Heath Justice, 118).