Entrevue avec le porte-parole zapatiste

Marcos dénonce les crimes de la classe politique mexicaine

lundi 3 juillet 2006, par Claude RIOUX

Dans une entrevue accordée à Alternatives, le porte-parole de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), le sous-commandant Marcos, analyse l’opération de terreur contre les habitants d’Atenco et dresse les perspectives de l’Autre campagne à la veille des élections mexicaines.

Le sous-commandant Marcos (maintenant rebaptisé « délégué Zéro »), pour donner le coup d’envoi de l’Autre campagne annoncée par la Sixième déclaration de la Selva Lacandona (la sexta), a entrepris début janvier une tournée qui devait le mener dans tous les États du Mexique. Dans la sexta, les zapatistes annonçaient : « Nous allons aller écouter et parler directement, sans intermédiaires ni médiations, avec les gens simples et humbles du peuple mexicain et, en fonction de ce que nous entendrons et apprendrons, nous élaborerons, avec ces gens qui sont, comme nous, humbles et simples, un programme national de lutte. Mais un programme qui soit clairement de gauche, autrement dit anticapitaliste et antinéolibéral, autrement dit pour la justice, la démocratie et la liberté pour le peuple mexicain. »

Le 4 mai, suite aux événements d’Atenco (voir encadré), Marcos a abruptement mis sa tournée entre parenthèses, décidant de demeurer dans la capitale mexicaine « jusqu’à la libération de tous les prisonniers d’Atenco » - désormais au nombre de 28. Changement de décor donc, car ce n’est pas dans la forêt que nous avons rencontré le porte-parole zapatiste, mais dans un local de classe plutôt ordinaire d’une université de Mexico - seuls le passe-montagne et la pipe devant nous rappeler que nous avions bel et bien affaire à la légende vivante.

L’attaque d’Atenco

D’entrée de jeu, le sous-commandant Marcos affirme que « les médias et la classe politique ont commis des crimes contre la population d’Atenco et [qu’] ils sont sur le point d’en commettre un autre [...] Le premier crime est la stupidité et la trahison [des autorités locales qui décident] d’abandonner la voie du dialogue et prennent la voie de la violence. [Un deuxième crime est consommé lorsque] les médias délaissent leur travail d’information et se convertissent en avocats de la violence ». Marcos rappelle que les médias, lors des événements des 3 et 4 mai, passent en boucle les scènes où les habitants d’Atenco résistent à l’action des policiers, mais omettent de diffuser celles où les policiers torturent littéralement les habitants. Selon lui, ces médias appellent alors « à un châtiment exemplaire, à ce que la force du pouvoir se venge du peuple. [...] L’attaque avec des milliers d’éléments de la police constitue un autre crime. Une attaque illégale. À aucun moment il n’y a de dénonciation pénale ni de mandat d’arrestation. Lorsqu’on donne aux policiers l’ordre d’attaquer dans ces conditions, il y a des choses qu’on leur “permet”. Ils peuvent mettre à sac, et c’est pour cela qu’ils apportent des sacs et des condoms, pour transporter ce qu’ils vont voler, pour violer les femmes. Le saccage et le butin de guerre sont la norme de la police mexicaine. »

D’après Marcos, ce qui rend cet événement exceptionnel est que cette fois-ci cela s’est su. Ce qui a provoqué un revirement de l’opinion publique qui s’est rendu compte que les gens d’Atenco, contrairement à ce qu’affirmaient les médias insiste Marcos, sont les véritables victimes. C’est là, d’après lui, que la classe politique commet un autre crime : « La classe politique réagit en fonction d’un calcul politique, électoral et médiatique. Il n’y a aucune considération éthique ou légale. Le silence des uns est aussi assourdissant que les vociférations des autres. Ensuite, la classe politique regarde ailleurs et les médias font de même. Les politiciens demandent que l’on “tourne la page”. C’est ainsi que l’on arrive à un crime qui est sur le point d’être perpétré : l’oubli. Comme elle ne peut ni applaudir ni condamner, la classe politique essaie de gagner du temps, en espérant le “Mundial” et les élections. Avec l’oubli, ceux qui perdent, perdent deux fois. Notre devoir en tant qu’EZLN est de continuer le combat pour éviter le dernier crime ; c’est le devoir de toutes les personnes honnêtes dans le monde ».

L’Autre campagne et les élections

Pour Marcos, les événements d’Atenco, survenus à peine deux mois avant les élections présidentielles du 2 juillet, est emblématique de la classe politique mexicaine : « La plus bête du monde, qui ne se penche vers ceux d’en bas que pour frapper, violer, tuer, juger et condamner. Le mépris que nous leur inspirons n’a pas de limite. Aujourd’hui nous apprenons que le châtiment des policiers qui ont frappé et violé en suivant les ordres de leurs supérieurs sera de rencontrer un psychologue qui leur demandera pourquoi ils ont tué un chien. Pour les policiers violeurs, des psychologues. Pour les femmes violées, la prison. C’est ça la justice et la liberté avec lesquelles notre pays va célébrer les élections du 2 juillet. »

Ces élections voient s’affronter trois candidats principaux dont le gagnant, dans la plus pure tradition autoritaire mexicaine, se verra octroyer la « présidence impériale » - le Mexique étant réputé pour son présidentialisme exacerbé et tout-puissant. Le candidat du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI, centre droite) est donné perdant : l’ex « narco-gouverneur » de l’État de Tabasco a trop de squelettes dans son placard et le PRI est en déliquescence depuis son éviction du pouvoir après soixante-dix ans de règne. Le candidat du Parti d’action nationale (PAN, droite cléricale et conservatrice actuellement au pouvoir) est Felipe Calderón, un « nain admirateur de Hitler » selon Marcos, rattaché au Yunque, une société secrète d’extrême droite très influente dans son entourage. Calderón est évidemment le candidat des médias et des puissants, qui l’ont bombardé « favori », ce que les « sondages » n’ont pas manqué de « confirmer »...

Beaucoup d’espoirs sont mis dans la candidature d’Andrés Manuel López Obrador, du Parti de la révolution démocratique (PRD, centre gauche). Provenant de la gauche - il a dirigé des occupations ouvrières de puits de pétrole dans les années 1990 - mais ayant peu à peu adopté des politiques économiques et sociales conservatrices alors qu’il occupait la mairie de Mexico, l’homme est difficile à cerner : il a milité contre la corruption pendant que son parti faisait la manchette pour ses méthodes frauduleuses ; il a mis en place des programmes sociaux avantageux pour les pauvres tout en investissant massivement dans le transport automobile - ce qui, rappelle Marcos, dans une ville comme Mexico où une infime minorité possède une voiture personnelle, « revient à prendre pour les lions contre les antilopes ».. Enfin, les mesures draconiennes qu’il a adoptées pour combattre « l’insécurité », sous les auspices de son conseiller Rudolf Giuliani (ex-maire de New York), ont laissé un souvenir amer aux organisations urbaines radicales.

Cependant, l’espace politique n’est pas très grand pour les zapatistes, coincés entre une droite extrême dont la victoire entraînerait un durcissement réel du régime et une gauche modérée ayant le vent dans les voiles. Plusieurs intellectuels et militants « historiques », autrefois proches des zapatistes, ont récemment pris leurs distances, de même que de nombreuses organisations sociales et syndicales. « Tout est contre nous, dit Marcos : les médias, la classe politique, l’armée, la police, l’incompréhension des gens. C’est assez pour ne rien faire ! [Rires] Tout ce que nous avons, c’est une idée claire de ce qu’est notre devoir et ce que nous sommes : anticapitalistes et de gauche ».

Pour Marcos, la solution de remplacement « n’est pas de voter pour l’un ou l’autre ou de ne pas voter du tout ; l’alternative est s’organiser ou non en bas, à gauche. [...] On peut être à gauche “culturellement”, contre le chauvinisme, la misogynie, l’homophobie. Mais la gauche politique doit se définir devant le système et être anticapitaliste. Elle doit se définir, en fait, en montrant du doigt un système, non pas seulement une administration. »

Faire de la politique (même « autrement ») dans le monstre urbain qu’est Mexico n’est cependant pas perçu comme étant aussi glamour que de diriger une guérilla dans les montagnes et d’émettre des communiqués depuis la Selva Lacandona. Et le « mythe » Marcos, celui du guérillero au-dessus de la mêlée, pourrait se défraîchir au contact de l’extrême gauche de la capitale, réputée pour son sectarisme et ses jeux de coulisses... Depuis deux mois, rencontrer Marcos dans les houleuses assemblées de l’Université nationale autonome de Mexico (UNAM) ou sur une tribune au Zócalo est devenue chose presque commune.

Emmêlé dans les rivalités entre les zapatistes de la « société civile », les trotskistes, les anarchistes et les maoïstes, le porte-parole de l’EZLN semble naviguer en eaux troubles. Questionné à ce sujet, il répond : « La gauche qui va naître de l’Autre campagne va en surprendre plusieurs... Oui, ce sont les “mêmes que toujours”, mais leur caractéristique commune est qu’ils ne se sont jamais rendus ni vendus. Ce sont des gens honnêtes et c’est cette honnêteté qui leur a permis de ne pas se rendre et de ne pas se vendre et qui leur sert aujourd’hui pour apprendre des autres. »

Les élections présidentielles du 2 juillet ne changeront pas fondamentalement la donne. Selon le sous-commandant, « [...] toute la classe politique, le PAN, le PRI et le PRD, a perdu sa capacité d’interlocution. Non seulement elle n’a pas “avec qui” dialoguer, mais elle n’a pas “sur quoi” dialoguer non plus, car elle n’a plus de projet pour cette nation. Dans le cas d’Atenco, la seule chose que la classe politique peut faire est de libérer les prisonniers et laisser l’Autre campagne suivre son cours. Sinon, la seule chose qu’elle fait est de tout précipiter. » Et de conclure : « Il y a deux options. Nous préférons l’option civile et pacifique. Elle est plus inclusive, plus riche, il y a moins de destructions, moins de morts, même s’il y a de la répression. Si nous ne faisions pas l’Autre campagne, ce qui pourrait arriver est une guerre civile. L’Autre campagne est l’unique alternative pour que ce pays survive. Comment il va le faire, avec quel système politique, c’est ce que nous devons construire avec tous et toutes. »


CLAUDE RIOUX
Collaboration spéciale
L’auteur est éditeur de la revue À bâbord ! et chez Lux Éditeur. Il est également membre de la Commission civile internationale d’observation des droits humains, qui s’est rendue à Atenco du 28 mai au 4 juin.

Repères
Le viol d’Atenco

Les 3 et 4 mai derniers, une violente répression policière s’est abattue sur la petite ville mexicaine de San Salvador Atenco, faisant deux morts et terrorisant des milliers d’habitants. Plus de deux cent personnes ont subi des traitements inhumains et dégradants - et des actes de torture - aux mains des policiers. Comble de l’horreur : en quelques heures, une trentaine de femmes ont été violées par les forces de l’État. L’affaire trouve son origine immédiate dans la ville voisine de Texcoco où, le 3 mai au petit matin, huit vendeurs de fleurs, tous membres du Front des villages pour la défense de la terre (FPDT), s’installent « illégalement » sur la place du marché. Une intervention policière musclée pour les évincer provoque la résistance des habitants d’Atenco (qui bloquent une autoroute), résistance qui sera matée le 4 mai, dans le sang et les larmes, par l’invasion sauvage de plus de 4000 policiers à Atenco.

La genèse de cette affaire remonte au mois de novembre 2001, au moment où le gouvernement de Vicente Fox décrète l’expropriation de 4500 hectares de terres appartenant aux paysans de la région d’Atenco-Texcoco pour y construire le nouvel aéroport international de la ville de Mexico. Ce fut l’époque de la création du FPDT et de la résistance des habitants expropriés, qui sera radicale et acharnée, avec des marches de milliers de paysans brandissant leurs machettes en plein cœur de Mexico. Devant l’entêtement des habitants bénéficiant du soutien d’une large partie de la population, le président Fox avait été obligé d’annuler purement et simplement le projet d’aéroport. L’humiliation de la classe politique mexicaine devant la résistance de « ceux d’en bas » est certainement à l’origine de la véritable expédition punitive dont a été victime Atenco au début de mois de mai.

Détentions illégales, violations de domicile, vols, assassinats, actes de torture et humiliations, viols massifs de femmes (et aussi de deux jeunes hommes) et autres atteintes à la liberté sexuelle, déni de la présomption d’innocence : la liste est longue de tous les crimes auxquels se sont livrées les forces de sécurité de l’État, avec pour résultat une ville terrorisée, alors que des policiers et leurs supérieurs jouissent de l’impunité la plus totale.

C.R.

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