Mandela vit

jeudi 12 décembre 2013, par Pierre Beaudet

Ste­phen Harper de même qu’une pa­lette de gou­ver­nants mon­diaux sont en Afrique du Sud à l’occasion du décès de Nelson Man­dela. C’est à la fois tou­chant et un peu amer d’entendre ce concert d’éloges, comme si tout le monde avait tou­jours lutté contre l’apartheid. Ce n’est pas hon­nête et donc, sans vou­loir res­sus­citer de vieux conflits, il faut ra­mener les faits.

Du co­lo­nia­lisme à l’apartheid

Sui­vant l’invasion des hol­lan­dais en 1652, l’Empire bri­tan­nique s’empare de l’Afrique du Sud au début du dix-neuvième siècle. Elle sub­jugue les Afri­cains par de vastes en­tre­prises pré­da­trices. Elle confronte les des­cen­dants hol­lan­dais, les Afri­ka­ners, et les soumet à une dure oc­cu­pa­tion qui sus­cite l’émotion dans le monde, y com­pris à Mont­réal où des ma­ni­fes­tants dé­noncent une « guerre im­pé­ria­liste ». Fi­dèle allié-subalterne, le Ca­nada en­voie des mi­li­taires com­battre avec les Anglais.

Une fois son pou­voir ré­tabli, l’Empire im­pose (1910) un sys­tème de « ré­serves » pour confiner la ma­jo­rité noire sur 13 % du ter­ri­toire (87 % étant ré­servé aux Blancs). Des pro­tes­ta­tions pa­ci­fiques ne font pas bouger le ré­gime ra­ciste qui a l’assentiment de ses al­liés bri­tan­niques et ca­na­diens. En 1948, les Afri­ka­ners re­viennent au pou­voir. Leur dis­cours est ou­ver­te­ment ra­ciste, mais en réa­lité, peu de choses changent. La ma­jo­rité noire reste sans droit, confinée aux ter­ri­toires afri­cains (les « ban­tous­tans »), sauf pour ceux qui ob­tiennent le « droit » de tra­vailler, à très bas sa­laires, dans les in­dus­tries et les mines des Blancs, lo­caux ou étrangers.

En 1961, la Ré­pu­blique d’Afrique du Sud se re­tire du Com­mon­wealth où sous l’influence des nou­veaux pays in­dé­pen­dants afri­cains on dé­nonce l’apartheid, ce à quoi se joint (à son hon­neur) le Pre­mier mi­nistre progressiste-conservateur de l’époque, John Die­fen­baker. Entre-temps, les in­ves­tis­se­ments étran­gers af­fluent en Afrique du Sud où les pro­fits sont élevés et où la contes­ta­tion so­ciale est sous contrôle.

Confron­ta­tions

Dans les an­nées sui­vant le mas­sacre de Shar­pe­ville (1960), l’ANC et d’autres mou­ve­ments de ré­sis­tance sont in­ter­dits. Nelson Man­dela est ar­rêté. Malgré les re­ven­di­ca­tions des États afri­cains, les pays oc­ci­den­taux re­fusent de consi­dérer des sanc­tions contre le ré­gime de l’apartheid. À So­weto en 1976, des mil­liers de jeunes sont vio­lem­ment ré­primés. En­core là, Ot­tawa, Wa­shington et les autres ne bougent pas. Quand l’Afrique du Sud en­vahit le nouvel État in­dé­pen­dant de l’Angola, on la laisse faire, même si des ONG et des syn­di­cats au Québec lancent une cam­pagne de so­li­da­rité avec ce pays. Pierre Tru­deau re­fuse de parler aux mou­ve­ments qu’il consi­dère comme des « terroristes ».

Des té­nors du mi­lieu des af­faires dont Conrad Black dé­noncent les mou­ve­ments anti-apartheid. Plus tard en 1976, le gou­ver­ne­ment de René Lé­vesque au moins agit sym­bo­li­que­ment en re­ti­rant les vins sud-africains des ma­ga­sins de la SAQ. Mais fi­na­le­ment, au tour­nant des an­nées 1980, des sec­teurs im­por­tants de la po­pu­la­tion, y com­pris au Ca­nada et au Québec, or­ga­nisent un grand mou­ve­ment mon­dial contre l’apartheid. L’idée est de faire pres­sion contre le ré­gime sud-africain en met­tant fin aux in­ves­tis­se­ments de grandes mul­ti­na­tio­nales comme Alcan, Québec Fer et Ti­tane, Coca-Cola, Shell, Ge­neral Mo­tors. Mais le lobby animé par Conrad Black est très ef­fi­cace. Le Par­le­ment vote des ré­so­lu­tions contre le ra­cisme, mais fon­da­men­ta­le­ment, on ne fait rien.

Le tour­nant

Le Parti progressiste-conservateur re­vient au pou­voir en 1984. Sous l’influence de Joe Clark et de Brian Mul­roney, une pers­pec­tive « réa­liste » s’impose. Le ré­gime de l’apartheid entre dans une crise ter­mi­nale. Des sec­teurs du monde des af­faires en­gagent un dia­logue avec l’ANC. Dans plu­sieurs pays, le mou­ve­ment de boy­cot­tage et de dés­in­ves­tis­se­ment or­ga­nisé par les uni­ver­sités, les mu­ni­ci­pa­lités et les syn­di­cats in­quiète les mi­lieux fi­nan­ciers. Des sanc­tions sont enfin im­po­sées par Ot­tawa, mais elles sont « vo­lon­taires », car elles n’obligent pas, for­mel­le­ment, les en­tre­prises à désinvestir.

Néan­moins, des mul­ti­na­tio­nales ra­len­tissent leurs opé­ra­tions, car elles de­viennent la cible des mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion. En 1986, une grande coa­li­tion qué­bé­coise or­ga­nise la venue de l’archevêque sud-africain Des­mond Tutu, qui vient de ga­gner le Prix Nobel de la paix. Des mil­liers de per­sonnes l’acclament à Mont­réal. En 1987, les mêmes or­ga­ni­sa­tions qué­bé­coises or­ga­nisent un grand ras­sem­ble­ment au Pa­lais des Congrès de Mont­réal pour ac­cueillir des chefs de la ré­sis­tance sud-africaine. L’opinion pu­blique bas­cule du côté de l’ANC.

Une tran­si­tion tronquée

À la fin de la dé­cennie, l’armée sud-africaine subit de dures dé­faites en An­gola. La Na­mibie ac­cède enfin à l’indépendance. Et en 1990, Man­dela est li­béré. Les États-Unis et leurs al­liés font alors pres­sion pour qu’il re­nonce à res­ti­tuer les terres et les res­sources vo­lées à la po­pu­la­tion afri­caine. Après l’élection de 1994 qui porte l’ANC au pou­voir, les grands mo­no­poles mi­niers et les méga fermes des Blancs sont pro­tégés, à la sa­tis­fac­tion du mi­lieu des af­faires et des gou­ver­ne­ments occidentaux.

Après le dé­part de Man­dela (1999), cette of­fen­sive néo­li­bé­rale se conso­lide. Les pro­blèmes de pau­vreté et de vio­lence sont exa­cerbés dans un pays qui reste au sommet de l’inégalité des re­venus dans le monde. La ré­pres­sion continue contre les pro­tes­ta­tions po­pu­laires. Dans les pays avoi­si­nants et sur le conti­nent un peu par­tout, l’Afrique du Sud post-apartheid se pré­sente comme le nou­veau « gen­darme » agis­sant de concert avec les États-Unis.

D’hier à aujourd’hui

Entre-temps, de nou­velles gé­né­ra­tions re­prennent le dra­peau de la ré­sis­tance. Des mou­ve­ments so­ciaux ré­sistent dans les usines et les « town­ships » (bi­don­villes). Le gou­ver­ne­ment est bous­culé, ce qui crée un ma­laise so­cial et po­li­tique pro­fond. Avant sa mort, Man­dela lui-même dé­non­çait la ter­rible mal­ges­tion de son pays, son in­ca­pa­cité de faire face à l’épidémie du SIDA. Il s’élevait contre les agres­sions des États-Unis contre les Pa­les­ti­niens et les Ira­kiens. Il cri­ti­quait la cor­rup­tion d’une pe­tite couche de pro­fi­teurs afri­cains. Dans ce pays meurtri par des dé­cen­nies d’oppression, de nou­velles crises sont en ges­ta­tion. Aujourd’hui comme hier, les camps de­meurent re­tran­chés. Une ré­sis­tance po­pu­laire in­domp­table d’un côté. Et le pou­voir bien im­planté des élites lo­cales et in­ter­na­tio­nales de l’autre. Dans le cœur des gens, Ma­diba vit.

Article tiré des Nouveaux Cahiers du socialisme

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