Main-d’oeuvre bon marché : une arme contre le terrorisme ?

samedi 27 mars 2004, par Naomi Klein

Dans une de ses récentes chroniques, Thomas Friedman, le chroniqueur des affaires étrangères du New York Times, discourait des joies de travailler dans un centre d’appel de Bengalore, en Inde. Ces emplois, qui redonneraient aux jeunes « confiance en soi, dignité et optimisme », seraient bénéfiques non seulement pour les Indiens, mais également pour les Américains. Pourquoi ? Parce que les heureux travailleurs, payés pour aider les touristes américains à retrouver les bagages perdus sur des vols Delta, sont ainsi moins tentés de jouer avec de la dynamite et de poser des bombes dans les avions.

Confus ? Friedman explique : « En écoutant ces jeunes Indiens, j’ai eu une impression de déjà vu. Voilà cinq mois, j’étais à Ramallah, en Cisjordanie, où je parlais à trois jeunes Palestiniens dans la vingtaine […]. Ils déclaraient n’avoir aucun espoir, aucun emploi et aucune dignité. Chacun a acquiescé silencieusement quand l’un d’entre eux a dit qu’ils étaient tous des "kamikazes en devenir". » De cet entretien, Friedman a conclu que le libre-échange prévient le terrorisme : en exportant des jobs « sans prestige, mal payés » aux « endroits comme l’Inde ou le Pakistan, […] on ne contribue pas seulement à un monde plus prospère, mais aussi à un monde plus sécuritaire pour nos enfants. »

Par où commencer, avec un tel argument ? Est-ce que ces emplois - dont une grande partie exige des travailleurs qu’ils cachent leur nationalité, adoptent de faux accents et travaillent toute la nuit - contribuent vraiment à renforcer l’estime de soi, comme l’affirme Friedman ? Pas pour Lubna Baloch, une Pakistanaise travaillant comme sous-traitante à la retranscription des données des fichiers du Centre médical de l’Université de Californie à San Francisco (UCSF). Aux États-Unis, ce type d’emploi est rémunéré 0,18 dollars la ligne, mais Baloch ne recevait que le sixième de ce salaire. Même à ce taux, son employeur américain n’arrivait pas à la payer à temps. Les retards de paiements se sont accumulés et l’employée a exigé que la compagnie lui verse les centaines de dollars qui lui étaient dûes.

En octobre, frustrée de constater que son patron ne répondait pas à ses demandes, Lubna Baloch a contacté le Centre médical de l’UCSF et menacé de « publier tous les dossiers confidentiels des patients […] sur Internet. » Elle a finalement retiré ses menaces, en expliquant qu’elle se sentait « brimée et impuissante », « la personne la plus malchanceuse au monde ». Il semble que tous ces emplois ne préviennent pas contre les actes de désespoir.

Friedman a raison d’admettre l’existence d’un lien entre la lutte contre la pauvreté et la lutte contre le terrorisme. Mais il a tort de croire que les politiques de libre-échange vont permettre d’alléger cette pauvreté. Ces politiques sont en fait un engin efficace de dépossession, qui incitent, par exemple, les petits agriculteurs à déserter leurs terres et entraînent d’importantes mises à pied dans les secteurs publics.

Du côté de la Palestine et de l’Irak

Mais même si Friedman croit sincèrement que l’exportation d’emplois mal payés est la clé du développement, considérer ces emplois comme le remède au désespoir palestinien est presque obscène. Toutes les études crédibles sur la situation économique dans les Territoires occupés ont conclu que la seule et unique cause du chômage palestinien - désormais évalué à plus de 50 % - était l’occupation elle-même. Les façons de faire d’Israël, qui consistent entre autres à encercler et isoler les villes et villages palestiniens, a « détruit l’économie palestinienne », indique un rapport d’Amnistie internationale publié en septembre 2003. En d’autres mots, le développement économique de la Palestine ne se fera pas par le biais de centres d’appel, mais par la libération.

L’argument de Friedman est également absurde si on l’applique au pays où le terrorisme évolue le plus rapidement : l’Irak. Comme en Palestine, l’Irak est aux prises avec un taux de chômage dramatique, auquel contribue l’occupation. Ce n’est pas étonnant : une des premières décisions de l’envoyé américain Paul Bremer a été de mettre à pied 400 000 soldats et plusieurs autres fonctionnaires de l’État. Il a aussi permis l’ouverture des frontières irakiennes à des produits exportés, vendus à faibles prix, une décision qui a contribué à la perte de centaines de petites compagnies locales.

La plupart des travailleurs qui ont perdu leur emploi et cherché à en retrouver un pour reconstruire leur pays n’ont pas eu de chance : la reconstruction de l’Irak correspond à un vaste programme de créations d’emplois, mais pour les Américains d’abord. Par exemple, la compagnie Halliburton importe des travailleurs américains, non seulement comme ingénieurs, mais aussi comme cuisiniers, chauffeurs de camions et coiffeurs. Ensuite, les autres emplois sont attribués aux immigrants asiatiques, et les Irakiens ramassent le reste.

Jusqu’à maintenant, ces pratiques, peut-être plus que n’importe quelle autre, ont entretenu la violence qui menace maintenant d’entraîner l’Irak dans une guerre civile. C’est un point de vue partagé par Hassam Kadhim, un résident de 27 ans de la ville de Sadr, désespéré de ne pas trouver de travail, qui a déclaré au New York Times : « Si quelqu’un me proposait de lancer une grenade aux Américains pour 50 dollars, je le ferais avec plaisir ».

La brillante idée de Friedman - lutter contre le terrorisme par le libre-échange - semble particulièrement compliquée. Mettre un terme à l’occupation et ne plus envoyer de main-d’œuvre américaine pour voler des emplois aux Irakiens serait une meilleure alternative.


L’auteure est journaliste et a rédigé plusieurs ouvrages, dont No Logo.

La version originale anglaise de cet article a été publiée dans le magazine The Nation.

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