Le Brésil est loin d’être un pays pauvre, mais c’est l’une des sociétés où les inégalités sont les plus importantes au monde : 10 % de la population contrôle la moitié des richesses du pays. Concentrée entre les mains d’une petite élite, la propriété foncière empêche des milliers de paysans d’avoir accès à un lopin de terre, les forçant à s’empiler dans les favelas (bidonvilles) des grands centres. Le taux de sans-emploi dépasse 20 %.
Les hôpitaux sont dans un état de décrépitude avancé et les plus pauvres, sans assurance-maladie privée, écopent. Le système d’éducation exclut les enfants pauvres des bonnes écoles secondaires, leur fermant ainsi la porte de l’université. Le cycle se perpétue, les pauvres restent au bas de l’échelle sociale, de génération en génération. Lula, chef du Parti des travailleurs (PT), a été élu pour faire face à ce problème. C’est sa « mission », en quelque sorte. Mais le combat est difficile et rien n’est acquis d’avance.
La difficile rupture avec l’ancien système
Durant les 40 dernières années, le Brésil a connu une croissance spectaculaire. Cet immense pays est devenu un chef de file sur le plan industriel et financier. Bien qu’encore loin derrière les pays occidentaux, le Brésil aspire à entrer dans la cour des « grands », tout comme la Chine, par exemple.
Mais ces succès économiques n’ont pas été accompagnés de réformes politiques. Alors que le Québec entamait sa Révolution tranquille, le Brésil connaissait, de 1964 à 1985, un régime militaire. La gouvernance de ce pays est restée archaïque, autoritaire, exclusive, d’où la perpétuation d’inégalités considérables entre l’élite et la grande majorité de la population.
Aujourd’hui encore, clientélisme, népotisme et patronage résultent du mépris traditionnel des élites pour les valeurs républicaines. Par exemple, la privatisation des entreprises publiques ordonnée par le précédent gouvernement de Fernando Henrique Cardoso s’est faite dans un état de proximité entre l’État et les entrepreneurs brésiliens et étrangers. Une quantité gigantesque de ressources publiques ont été transférées vers le secteur privé, du jamais vu dans l’histoire du pays. L’élection de Lula a interrompu ce processus d’appropriation des ressources publiques par le privé, marquant ainsi une rupture avec cette forme de politique traditionnelle.
Un parfum de désenchantement
Les représentants de différents secteurs de la gauche, tant au Brésil qu’à travers le monde, ont sévèrement critiqué Lula depuis sa prise de pouvoir. Alors que se rapproche l’échéance des élections municipales de 2004, le parti enregistre déjà certaines défections. Plusieurs secteurs populaires, y compris au sein du PT, commencent à trouver le temps long. Le chômage, la pauvreté, l’exclusion continuent pendant que les grands médias affirment ironiquement que rien n’a changé sous la gouverne du PT.
Les gens voient parfois mal comment un processus réformiste, lent, basé sur la concertation et de vastes alliances, peut effectivement arriver à de profonds changements. La réalité est faite de batailles sourdes, de guerres de positions, de coalitions complexes, où l’idée est de construire un gouvernement populaire pas à pas, par le processus électoral qui inclut de vastes secteurs de la société brésilienne, pas seulement la gauche.
L’enjeu n’est pas seulement la mise en place d’un programme de réformes pour mettre fin au néolibéralisme, mais l’invention d’une nouvelle culture politique qui, dans une large mesure, rompt avec les paradigmes de la gauche traditionnelle. Au cœur de ce projet, l’impulsion démocratique : la démocratie pas seulement comme moyen, mais comme fin en soi, fondement essentiel pour construire un pays basé sur la justice sociale.
Les politiques mises en place par Lula sont construites sur cette hypothèse. C’est la participation populaire qui mettra fin au blocage du pouvoir. C’est la mobilisation des gens qui permettra d’enrayer la famine, dans le cadre du programme Faim zéro. Ce sont les paysans qui impulseront une réforme agraire « par le bas », alors que le gouvernement brésilien vient d’annoncer la remise de terres pour 400 000 familles d’ici 2006. Ce sont les citoyens et les citoyennes qui exigeront, y compris du gouvernement de Lula, plus de transparence et d’autonomie. Ce sont les mouvements sociaux qui feront en sorte de ne pas devenir de simples courroies de transmission du pouvoir, même lorsque celui-ci est dirigé par la gauche.
Toutes ces idées ont mijoté dans la société brésilienne et ont été exposées au grand jour, lors du Forum social mondial, qui a pris naissance à Porto Alegre en 2001. Un vent de fraîcheur a balayé le monde, démontrant la vitalité des nouveaux acteurs sociaux et leur potentiel à porter un projet alternatif.
Renato Martins et Pierre Beaudet
Le Brésil et la ZLÉA
Lors des négociations qui se déroulaient la semaine dernière à Miami, le projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) a été, à toutes fins pratiques, mis sur la glace. L’idée d’imposer l’ALÉNA (accord économique en place depuis 1994 entre le Canada, les États-Unis et le Mexique) à tout le continent ne passe pas. Le fameux chapitre 11 de l’ALÉNA, qui donne le droit aux investisseurs de contester toute législation contraire à leurs intérêts, est perçu en Amérique du Sud comme une manière polie de recoloniser le continent.
Au Brésil, depuis l’élection de Lula, des discussions ont eu lieu avec plusieurs pays, dont l’Argentine et le Venezuela, afin de faire échec au projet de la ZLÉA. Mais plutôt que de s’y opposer totalement, la stratégie du président Lula a été, lors des dernières négociations, de faire la promotion d’un accord à la baisse. Une ZLÉA « light », comme on dit au Brésil. Et la démarche a porté fruit : les grandes ambitions du début ont été écartées, et les négociations sur l’intégration des économies, remises à plus tard.
Les hommes d’affaires réunis à Miami se sont fortement opposés à la position du Brésil. D’autres pays, comme le Canada et le Mexique, y ont aussi réagi, de peur de voir les États-Unis naviguer seuls en imposant un peu partout sur le continent des accords bilatéraux, comme c’est déjà le cas avec plusieurs pays. Plusieurs médias ont donné l’impression que Lula s’était fait l’allié des États-Unis dans ce dossier, alors que la réalité est tout autre. La position brésilienne consiste avant tout à ralentir, voire bloquer, la machine américaine.