JE DOUTE DONC JE SUIS

Les semeurs d’ignorance

vendredi 19 mai 2017, par Normand Baillargeon

Des individus et des industries se muent en marchands de doute pour contester le savoir scientifique.

L’étude de ce qu’on ignore. C’est l’étrange définition de l’« agnotologie », un mot créé il y a une vingtaine d’années pour désigner à la fois l’étude de l’ignorance et celle des stratégies mises en œuvre pour la propager.

Car on parle ici d’une ignorance systématiquement et délibérément fabriquée, notamment par diverses industries, comme celles du tabac ou du pétrole. Leurs stratégies, de mieux en mieux connues, visent à nier que le tabac cause le cancer ou que brûler des énergies fossiles contribue au réchauffement climatique.

Prenez le cas, amplement documenté, d’ExxonMobil. Comptant des milliers de scientifiques dans ses rangs et disposant de données cruciales sur les ressources exploitables, cette compagnie connaissait depuis longtemps l’essentiel de ce qu’il y a à savoir sur le réchauffement climatique anthropique.

Mais elle s’est employée à propager l’ignorance, en mettant en doute les données scientifiques que des chercheurs tentaient de porter à l’attention du public et des politiciens. (Une information stupéfiante, en passant : le président Trump a nommé l’ex-patron d’ExxonMobil, Rex Tillerson, à la tête de la diplomatie américaine.)

Cette stratégie, inspirée des actions de l’industrie du tabac, est construite autour de l’idée qu’on retrouve dans un mémo rédigé en 1969 par une firme de relations publiques à l’intention d’un fabricant de cigarettes : « Notre produit, c’est le doute. »

Ce doute, fabriqué et entretenu, concerne les vertus épistémiques. L’honnêteté intellectuelle, la curiosité, la capacité à changer d’idée quand les faits le commandent en sont des exemples. Ce sont des qualités que les scientifiques et la science (mais aussi, et autant que possible, le commun des mortels) devraient incarner.

On le sait, les pseudosciences se drapent souvent de ces vertus épistémiques pour réclamer qu’on leur accorde, à elles aussi, un statut scientifique.

Ainsi, le magicien israélien Uri Geller prétend avoir validé en laboratoire l’existence de ses pouvoirs paranormaux. Ou encore, certains adeptes de croyances « mystico-nouvel-âgistes » en réfèrent parfois, de manière typiquement obscurantiste, à la mécanique quantique qui viendrait confirmer leurs idées.

Les procédés agnotologiques des entreprises comme ExxonMobil sont cependant distincts.

Cette fois, il s’agit de se parer des vertus épistémiques de la science pour s’en réclamer, mais aussi pour contester la valeur d’un savoir scientifique pourtant établi ! Cette perversion est bien plus pernicieuse et efficace que la précédente.

Le doute est une vertu épistémique cruciale en science. Il conduit à rester critique, à admettre que tout ce qu’on sait est en soi révisable.

Cet esprit critique, ce sain scepticisme, c’est la posture que prennent les semeurs d’ignorance, mais pour la pasticher… et la pervertir ! Ainsi, leur doute n’est pas engendré par les preuves, mais les précède et commande leur sélection intéressée. Dans la foulée, ils accuseront les scientifiques de manquer de cette vertu et se positionneront comme incarnant ce que doit véritablement être la science.

Autre vertu travestie : le caractère institutionnalisé de la science. Ce dernier n’est pas tant une affaire de génie solitaire que de collaboration et de débats entre scientifiques, à coups d’articles revus par les pairs. Les promoteurs d’ignorance l’ont compris et mettent donc sur pied des institutions bidon qui parodient celles de la science : revues, instituts, groupes de recherche, qui réclament ensuite de prendre part au débat public, au nom de cette nécessaire ouverture aux positions dissidentes.

Question d’idéologie

Une troisième perversion notable concerne le rapport de la science au politique. Visant l’objectivité, la recherche scientifique œuvre à se prémunir contre toute contamination : les objets de recherche, les méthodes, les conclusions défendues, tout cela ne doit en aucun cas être le fruit de pressions politiques ou dicté par l’idéologie.

Cette fois, la stratégie des propagateurs d’ignorance sera d’accuser les scientifiques d’avoir un « agenda caché » ou d’être motivés par une quête de subventions publiques. Ou encore, et c’est une stratégie redoutablement efficace, on transportera le débat sur le terrain politique en accusant les scientifiques de promouvoir, sans l’avouer, des valeurs dont on pense qu’elles répugnent au public qu’on veut tromper. Fumer devient ainsi non pas tant une affaire de santé publique qu’une question de liberté, que les ennemis du tabac veulent entraver.

Vous l’avez deviné : la thèse du réchauffement climatique est, de ce point de vue, une attaque en règle contre « nos » valeurs, « notre » mode de vie, « nos » idéaux politiques ; et menée par des ennemis.

Des faits que nous ne pouvons pourtant nous permettre d’ignorer passent ainsi à la trappe dans le débat démocratique.


Voir en ligne : Québec Science

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