Les médias québécois et le Forum social mondial de Tunis

mercredi 17 avril 2013, par Yves Bergeron

“La critique médiatique des médias se borne généralement à relever des manquements à la « déontologie » : elle décrit des pratiques journalistiques et déplore des fautes professionnelles, mais sans mettre en évidence les contraintes qui les expliquent ; elle dénonce des « pressions », économiques et politiques, mais sans s’attarder sur ce qui les rend possibles et efficaces ; elle pourfend les censures visibles, mais néglige les censures invisibles ; elle concède des « dérapages » propagandistes, mais s’accommode de la pensée de marché ; elle prescrit des corrections à la marge, mais sans mettre en cause l’ordre médiatique existant. Cette critique est insuffisante, surtout quand elle se présente comme autosuffisante.”

Constats

La grande presse québécoise s’est fait un honneur d’ignorer toutes les activités qui se sont tenues au tout récent Forum social mondial de Tunis. Ne cherchez pas, vous trouverez tout au plus le communiqué émis par la délégation québécoise lors de son départ pour la Tunisie et ce, seulement chez Gesca et à la SRC. Outre les quelques pages achetées et payées par des organismes québécois qui tenaient à ce que leur présence et leurs combats soient visibles à une certaine frange de la société québécoise, Le Devoir qui se présente comme le média “éclairé” n’a pas daigné envoyer un journaliste sur place. En ce qui concerne Québecor, on se doute bien qu’il n’en a pas glissé un mot.

Par contre, le Sommet économique de Davos, la mecque du capitalisme néolibéral mondialisé dont la 43e édition s’est ouverte le 21 janvier dernier a été couvert en long et en large. 1 600 multinationales étaient présentes à ce sommet tout comme des représentantEs de 45 pays et un milliers de chercheurs (voir la Presse). Pour ce qui est de Tunis, la participation est incomparable : 62 000 personnes provenant de 128 pays et de 4 500 organisations ont participé au Forum (Voir l’article de Michel Lambert). Pour comparer le poids médiatique de l’événement, une rapide recherche sur les sites des médias concernés nous montre que Gesca a publié 155 articles sur Davos, Québecor 32, Le Devoir 37 et la SRC plus d’une centaine.

Concentration des médias

La concentration des médias québécois a été soulignée dans le rapport Payette publié au début 2011. 97,2 % des journaux québécois appartiennent à Gesca ou à Québecor (Information tirée de “Mobilisation sociale et critique des médias québécois” de Jean Pérès). Seule la SRC et Le Devoir font bande à part. Les Cogeco, Astral ou autres Transcontinental de ce monde sont quantité négligeables en matière d’information.

Par ailleurs, une autre tendance doit être évoquée : selon Hélène Roulot-Ganzmann qui publie un article sur l’information internationale dans les médias québécois, l’actualité mondiale n’occupe plus qu’une proportion de « 0,54% de toute la place consacrée aux nouvelles dans les médias… alors que le Canada consacre 10,04% de son temps médiatique à l’international, et le monde, 12,77% !” et “82% des nouvelles internationales au Québec proviennent de deux sources : La Presse et toutes les plateformes de Radio-Canada, tant dans les téléjournaux, les émissions qui leur sont exclusivement consacrées et les grands reportages. Ailleurs, c’est le désert. »

L’information internationale au Québec ne fait pas partie de l’offre de contenu décidée par les bonzes de la presse dominante. Surtout si celle-ci concerne la contestation de l’ordre économique prôné par ces mêmes dominants. C’est le troisième constat qui s’offre à nous : une tendance lourde à diaboliser les mouvements sociaux et à délégitimer les mobilisations populaires qui remettent en cause le discours de l’oligarchie (lire à ce propos : La répression – nouvelle donne et continuités : sur la criminalisation des mouvements sociaux).

La parole critique est rejetée d’emblée par les médias car comme le déclare Michel Foucault : « Le néolibéralisme aboutit à la négation de l’action politique, du débat démocratique. Le gouvernement reçoit pour seule injonction de suivre les consignes des économistes qui eux-mêmes mettent en lumière les mécanismes de la concurrence définissant le « juste choix » : « La théorie de la main invisible me parait avoir essentiellement pour fonction, pour rôle la disqualification du souverain politique. » En effet, comment prétendre à la démocratie lorsque l’information pertinente pour permettre à la société civile de se faire une opinion est absente…

Attaques patronales contre les journalistes

Lors des récents conflits au Journal de Québec et au Journal de Montréal, la population a pu lire les textes de dizaines de journalistes qui après avoir rompu avec la ligne éditoriale de leur quotidien respectif ont produit des contenus fort intéressants (dans le média Matin Québec pour les premiers, sur Rue Frontenac pour les seconds). Au lendemain des deux conflits, le contenu des articles des mêmes journalistes (pour ceux et celles qui ont réintégré leurs postes) avait changé du tout au tout. Des textes insignifiants sur des sujets qui s’intégraient à la stratégie médias de Québecor visant la maximisation des ventes de toutes ses publications avec comme trait d’union des émissions comme Star académie ou La voix, que l’on traite comme tout autre sujet d’actualité, que l’on érige en événements. L’information spectacle reprenait la pôle et exit l’information sérieuse.

Une autre information est possible… si on s’y met

Si un autre monde est possible, d’autres médias le sont aussi. La solution ne vient pas d’une quelconque réforme et démocratisation des médias dominants. Ceux-ci sont la propriété d’immenses conglomérats dont les intérêts ne se situent pas sur les questions de qualité de l’information mais tout au contraire dans le formatage et la conceptualisation d’idées qui s’intègrent dans les rapports de domination néolibérale (individualisation des rapports sociaux, réduction des débats politiques aux positions des leaders, diabolisation des mouvements d’opposition, etc.). D’ici à ce qu’une force politique dispose du rapport de forces nécessaire et de la volonté politique de mettre fin à cette quasi-dictature sur la circulation de l’information, il faut construire une presse alternative qui fera écho des informations et des débats qui se tiennent ici et ailleurs. Les mobilisations étudiantes et populaires de 2012 ont donné des élans à plusieurs projets mais qui n’ont toujours pas convergé vers une perspective commune de regroupement des forces qui veulent offrir une presse alternative de masse.

Cependant, il est trop tôt pour y voir un échec. Les gestes à poser pour donner une cohésion aux différentes initiatives pour regrouper ces forces sont encore possibles. Il n’en tient qu’à tous ceux et toutes celles qui voient dans une presse alternative de masse un outil incontournable dans la progression des mouvements sociaux et de leurs luttes comme un facteur utile à la construction d’un rapport de forces favorables aux mouvements sociaux. Une occasion, celle de Rue Frontenac s’est présentée et n’a pu être concrétisée.

Au Forum social de Tunis, avait lieu le 3e Forum social des médias libres. La lutte pour une information de qualité n’est pas que québécoise. La tendance décrite plus haut s’exprime également à l’échelle mondiale. Des travaux sont en cours pour regrouper les énergies des différents collectifs qui veulent construire une alternative aux grands groupes de presse dominants. La déclaration au terme des travaux du Forum des médias libres mentionne que « La marchandisation de l’information, des outils de sa production et de sa diffusion sont un grand obstacle à la démocratisation de la communication. La logique des grands groupes de médias et des logiciels propriétaires est la même - la rentabilité financière - et cela va à l’encontre de l’idée de la libre circulation des savoirs et de la connaissance. » Il n’en tient qu’à nous d’initier le chantier de la construction d’un média de masse. La société québécoise en a grandement besoin.


Voir en ligne : Publié sur Presse-toi à gauche

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