Mesures antiterroristes

Les lois de l’arbitraire

lundi 3 juillet 2006, par Catherine Pappas

À l’annonce des arrestations de Toronto, le 2 juin dernier, les médias nationaux ont repris le refrain du 11 septembre. Un nouvel élément en sus : « Ces terroristes sont nés et ont grandi chez nous ! » En brandissant des images d’hommes barbus et de femmes en tchador, ils ont ravivé l’ennemi et légitimé une peur collective.

Les arrestations de 17 personnes, accusées en vertu de la Loi antiterroriste, tombent à point. Alors que cette loi est en révision parlementaire, que la Cour suprême s’apprête à examiner la légalité des certificats de sécurité et que le gouvernement se prépare à légiférer sur la surveillance des communications électroniques, la tentation est forte d’oublier un peu les libertés civiles pour mieux faire face à la menace. Mais à trop vouloir « prévenir », alertent les organisations de droits de la personne, on court le risque de transformer le Canada en forteresse paranoïaque qui étouffe ses propres citoyens. Dans une lettre ouverte diffusée par la Ligue des droits et libertés le 9 juin dernier, la présidente, Nicole Filion, met en garde contre le « climat de peur » qui « rend l’opinion publique plus perméable à la manipulation ».

« Nous ne savons pas encore ce qui va se décider et nous ne le saurons sûrement pas avant plusieurs mois. On pourra se servir de la Loi antiterroriste pour exiger un procès à huis clos et utiliser la sécurité pour maintenir les preuves secrètes », explique Denis Barrette, avocat et militant de la Ligue des droits et libertés.

La logique sécuritaire sert un discours particulier, partout dans le monde. Au nom de la sécurité internationale, on justifie des guerres préventives et des politiques migratoires répressives. Au Canada, elle permet de légitimer l’application progressive du programme national antiterroriste et d’aligner les lois, les pratiques administratives et la politique extérieure sur celles des États-Unis. Comme le rappelle Jean-Christophe Rufin dans son essai L’empire et les nouveaux barbares, en citant Caton après la destruction de Carthage : « Rome a besoin de ses ennemis ».

« Nous sommes ciblés en raison de qui nous sommes, de notre façon de vivre, en raison de nos valeurs de démocratie et de primauté du droit, des valeurs que les Canadiens chérissent », affirme le premier ministre, Stephen Harper. Les déclarations officielles s’accompagnent de tribunes dans la presse qui mobilisent l’opinion publique en faveur d’une vision dichotomique du monde. Confondant islam et terrorisme, on porte aussitôt aux bancs des accusés les minorités ethniques du pays.

Des lois au mépris de la justice

Au lendemain du 11 septembre, le Canada cède aux pressions états-uniennes en élaborant la loi antiterroriste (projet de loi C-36), sous prétexte que le droit pénal usuel n’offre pas un cadre juridique suffisant pour contrer la menace posée par le terrorisme. Adoptée hâtivement en décembre 2001, cette législation fait l’objet de critiques virulentes de la part de plusieurs juristes, d’avocats et d’organisations de droits humains qui y voient l’élargissement des pouvoirs de surveillance et de contrôle de l’État et de ses forces de sécurité sur les citoyens canadiens. « L’adoption rapide de ce projet de loi rédigé à la hâte, sans consultation externe, est le résultat d’un problème systémique attribuable à une pratique consistant à recourir aux solutions rapides pour assurer le maintien de l’ordre », explique Don Stuart, professeur de droit criminel à l’Université Queens de Toronto.

Cette nouvelle législation modifie plus d’une vingtaine de législations dont le Code criminel, la Loi sur les secrets officiels, la Loi sur la preuve et la Loi sur l’accès à l’information. Elle revoit aussi les règles de justice fondamentale, notamment en matière d’arrestation, de détention et d’écoute électronique.

Mesures liberticides

Dans un mémoire préparé en avril 2005 dans le cadre de la révision de la Loi antiterroriste, la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles (CLISC), formée d’organisations de la société civile canadienne, souligne que les nouvelles mesures adoptées par le Canada après le 11 septembre « semblent contrevenir sur plusieurs points à certaines dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés ».

Une des particularités de cette nouvelle législation est qu’elle introduit la « criminalisation des mobiles d’un crime », explique Denis Barette. Dans le cas des infractions reliées au terrorisme, ce ne sont pas seulement les actes, « mais les motifs - d’ordre idéologique, politique ou religieux - derrière ces actes qui sont déterminants », précise-t-il. Pourtant, ni le droit pénal canadien ni le droit pénal international ne reconnaissent le motif comme élément d’un crime.

Par ailleurs, est exclu de cette législation tout acte motivé par des raisons pécuniaires. Un délit boursier commis pour s’enrichir ne pourra pas être considéré comme un acte terroriste, malgré ses conséquences sur l’économie canadienne. Toutefois, le même délit, ayant des conséquences similaires, mais motivé par des buts politiques ou idéologiques, pourra l’être.

Profilage racial

L’appareil législatif mis en branle pour lutter contre le terrorisme ne se limite pas à la loi antiterroriste. La stratégie antiterroriste du Canada comprend d’autres mesures, dont les certificats de sécurité qui font partie de la législation sur l’immigration et la protection des réfugiés depuis 1978, et qui permettent au gouvernement « de renvoyer du pays une personne qui constitue une menace pour le pays ou la population ». Au nom de la sécurité, ces certificats très contestés autorisent les procès secrets, les preuves cachées et la détention indéfinie. Au Canada, depuis le 11 septembre, cinq individus, tous arabes ou musulmans, ont été détenus en vertu de certificats de sécurités..

Considérées dans leur ensemble, ces mesures favorisent l’application arbitraire de pouvoirs qui, dans le contexte actuel, ciblent les groupes les plus vulnérables du pays, les immigrants, les réfugiés et les autres membres des minorités ethniques. Motivées par des considérations liées à la religion et à l’appartenance politique et idéologique, les enquêtes policières préventives encouragent le profilage racial, religieux ou idéologique. Selon Raja Khouri, ex-président de la Fédération canado-arabe, le Canada « est en train de se livrer à un imprudent exercice d’automutilation : il se dépouille des libertés civiles qui lui sont chères, foule aux pieds les droits des citoyens qu’il a fait serment de protéger et déchire à pleines mains le tissu multiculturel ».

Alors que dans l’ensemble du Canada, juristes, avocats et défenseurs des droits humains réclament pour les 17 individus arrêtés à Toronto un procès juste et équitable, sans recours à la Loi antiterroriste qui permettrait de « mener les procès à huis clos et ex parte, sans que les accusés et leurs avocats aient accès à toute la preuve », le comité parlementaire doit déposer son rapport sur la loi antiterroriste au plus tard le 23 juin prochain.

Dans un système où l’on décrète l’état d’exception comme norme au nom d’un mal suprême, les valeurs longtemps défendues par les Canadiens - égalité, liberté et tolérance - risquent de se perdre dans les mailles d’une démocratie fragilisée.

À propos de Catherine Pappas

Moyen-Orient

Catherine Pappas travaille avec Alternatives depuis 1997. D’abord responsable des stages internationaux, elle coordonne ensuite plusieurs projets de solidarité et de droits humains au Pakistan, en Afghanistan, au Soudan et en Palestine.
Diplômée en communication de l’Université du Québec À Montréal, Catherine Pappas a également travaillé comme cinéaste, recherchiste et photographe sur des documentaires photographiques et cinématographiques avec l’Office national du film (ONF) du Canada, Radio-Canada ainsi que plusieurs boîtes de production indépendantes. Ses réalisations en cinéma et en photo ont mérité la reconnaissance du milieu (concours Lux, Prix Jutra).

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