Les élections au Mexique : ruptures et continuités

vendredi 29 juin 2012, par Pierre Beaudet

Le 1er juillet pro­chain, 50% des 112 mil­lions de Mexi­cains et de Mexi­caines doivent élire leur pré­sident, sans compter 128 sé­na­teurs, 500 dé­putés, les gou­ver­neurs (et les dé­putés) de 31 états et sans ou­blier les maires. Cette méga élec­tion sur­vient dans le contexte d’un ef­fon­dre­ment po­li­tique du Parti d’action na­tio­nale (PAN) au pou­voir de­puis 12 ans. Entre-temps, les di­no­saures du Parti ré­vo­lu­tion­naire ins­ti­tu­tionnel (PRI) qui ont do­miné le Mexique de­puis 100 ans, sont censés re­venir au pou­voir. Les élites mexi­caines, qui avaient dé­laissé le PRI pour le PAN « mo­der­niste » se rangent der­rière ce parti bien connu pour ses pra­tiques de pré­da­tion et de cor­rup­tion, es­sen­tiel­le­ment pour em­pê­cher la coa­li­tion de centre-gauche animée par le Parti de la ré­vo­lu­tion dé­mo­cra­tique (PRD) d’emporter l’élection. Pour mé­moire, le PRD avait gagné en 1989, mais une fraude gi­gan­tesque en­dossée par les gou­ver­ne­ments des États-Unis et du Ca­nada lui avait bloqué le chemin. Lors des der­nières élec­tions en 2006, le scé­nario s’était plus ou moins ré­pété. Il y a peut-être une pe­tite chance que le PRD se fau­file cette fois-ci, mais cela se­rait une (bonne) surprise.

La crise sociale

La lutte à trois se dé­roule sur un fonds de grave crise so­ciale. De­puis main­te­nant plus de 20 ans, la re­struc­tu­ra­tion néo­li­bé­rale a fait de pro­fonds ra­vages. Les classes moyennes ont écopé, à part une mi­no­rité qui s’est po­si­tionnée dans la trans­for­ma­tion du Mexique en un vaste ate­lier de mi­sère pour les en­tre­prises états-uniennes et trans­na­tio­nales. Les classes po­pulaires dans leur grande ma­jo­rité se sont pau­pé­ri­sées. Plus de 60 % des gens vivent sous le seuil de la pau­vreté, y com­pris une grande partie des travailleurs et des tra­vailleuses confinés au sa­laire mi­nimum ($10 dol­lars par jours). Cette pau­vreté gé­né­ra­lisée pren­drait la forme de la mi­sère ab­solue s’il n’y avait pas un étrange filet de sé­cu­rité so­ciale pro­ve­nant des re­mises des 20 – 30 mil­lions de Mexi­cains tra­vaillant aux États-Unis. Ils sont des millions non seule­ment à s’échiner dans les champs, mais de plus en plus dans l’industrie ma­nu­fac­tu­rière, la construc­tion et les ser­vices, très sou­vent « illé­gaux » (cette « illé­ga­lité » existe parce que l’État et les pa­trons en ont be­soin pour main­tenir cette main d’œuvre dans les pires condi­tions). Face à ces en­jeux, tant le PAN que le PRI n’ont stric­te­ment rien à dire sinon qu’il faut main­tenir le sys­tème ac­tuel qui permet à l’État de gérer les « équi­libres macro éco­no­miques ». Ce Mexique des élites as­pire à en­trer dans le club sélect des « pays émer­gents » (comme le Brésil), en jouant sur sa « proxi­mité » dé­pen­dante en­vers les États-Unis tout en pro­fi­tant de l’essor de l’Amérique latine.

La sale guerre

Les élec­tions ac­tuelles ce­pen­dant sont da­van­tage tour­nées vers la si­tua­tion de crise qui dé­coule de la sale guerre ag­gravée de­puis 2006 au mo­ment où le PAN a ac­cepté sous la pres­sion des États-Unis de mi­li­ta­riser le pays. Le résultat a été ca­tas­tro­phique car non seule­ment les narcos ont pros­péré, mais sur­tout, cela a été l’hécatombe (60 000 morts et 20 000 dis­parus). De vastes ré­gions du pays, sur­tout au nord proche de la fron­tière ont été transfor­mées en no man’s land. Le trafic qui re­pré­sente entre 30 et 50 mil­liards de dol­lars est une énorme « in­dus­trie » qui em­ploie une pro­por­tion impression­nante de Mexi­cains et conta­mine l’ensemble de la stuc­ture étatique (sol­dats et po­li­ciers sont payés moins de $300 dol­lars par mois). Par ailleurs, les narcos contrôlent des mu­ni­ci­pa­lités, voire des États (pro­vinces) par la vio­lence, l’intimidation ou la cor­rup­tion. Des cen­taines d’opposants, syndicalistes, dé­fen­seurs des droits hu­mains, jour­na­listes, ont été assassinés ou forcés à l’exil. En fait, cette si­tua­tion est de­venue tel­le­ment in­to­lé­rable que le PRI promet, s’il est élu, de changer cette po­li­tique en affirmant que le problème est états-unien et non mexi­cain. La grande majorité des Mexi­cains sont du même avis.

La montée du PRD

Même si les son­dages donnent le PRI ga­gnant, on ob­serve une re­montée du PRD et de son chef, An­drés Ma­nuel López Obrador (on le connaît au Mexique sous ses ini­tiales AMLO). An­cien maire de Mexico, AMLO se pré­sente comme un bon ges­tion­naire ca­pable de ra­mener la paix et promet quelques réformes so­ciales, mais un peu mol­le­ment, en partie pour confronter le discours des élites et des grands mé­dias qui le pré­sentent comme un dangereux « ra­dical » (ce qu’il n’a ja­mais été). Fi­na­le­ment, AMLO mise sur la fa­tigue de l’opinion face au PAN (dont la cheffe de file Jo­se­fina Váz­quez Mota) et face à la peur que continue de sus­citer le PRI et son can­didat présiden­tiel En­rique Peña Nieto. Le PRI est le cham­pion de toutes les arnaques et ma­ni­pu­la­tions, sans compter ses ac­coin­tances avec les narcos dans une grande partie des ad­mi­nis­tra­tions lo­cales qu’il contrôle. En réa­lité, le PRI est une « ma­chine po­li­tique » pré­da­trice et dan­ge­reuse qui pour­rait ag­graver la si­tua­tion du point de vue des droits. Les syn­di­cats et les organisa­tions po­pu­laires, en tout cas, en sont très conscients, d’où leur appui au PRD, non­obs­tant le côté am­bigu de ce parti sur les ques­tions sociales.

Mo­bi­li­sa­tion des jeunes

Au début de la cam­pagne élec­to­rale, des étu­diants d’une uni­ver­sité de Mexico se sont fait traiter de voyous par Nieto parce qu’ils avaient « osé » lui poser des ques­tions em­bar­ras­santes. Le len­de­main, plu­sieurs de ces étudiants (131 au total) dé­non­çaient Nieto en af­fir­mant qu’ils avaient le droit de poser des ques­tions sans se faire in­sulter. Cette es­père de pé­ti­tion en ligne est de­venue un mou­ve­ment, « yo soy el 132 » (je suis le 132e), puisque des tas d’autres gens, des jeunes pour la plu­part, ont en­dossé la pro­testa. De­puis, YS-132 or­ga­nise ma­ni­fes­ta­tions, marches, dé­bats pu­blics et in­ter­pel­la­tions. Le mou­ve­ment d’emblée se dé­clare non-partisan, exige en fin de compte des dé­bats pu­blics res­pec­tueux et hon­nêtes et de facto, se trouvent à confronter le PRI et le PAN. Le fait qu’un tiers des élec­teurs soit com­posé de jeunes de moins de 30 ans énerve les partis de droite et encourage le centre-gauche, même s’il n’est pas évident qu’AMLO pourra en pro­fiter réel­le­ment. Ils se­ront en tout cas des mil­liers le jour du vote pour sur­veiller tout cela. Le PRI pra­tique ha­bi­tuel­le­ment l’achat de votes et l’intimidation (y com­pris par la pré­sence d’hommes armés près des bu­reaux de scrutin), sans compter la ma­ni­pu­la­tion du dé­pouille­ment et l’annonce des résultats.


La gauche et les mou­ve­ments sociaux

Le PRD en fait se pré­sente aux élec­tions sous les cou­leurs du Mou­ve­ment pro­gres­siste, qui in­clut deux pe­tites for­ma­tions de gauche dont l’implantation est li­mitée. De­puis les an­nées 1990, di­verses ten­ta­tives d’unifier la gauche ont toutes plus ou moins échoué, dont celle du Parti socia­liste unifié mexi­cain (PSUM). Par la suite, la ma­jo­rité des partis se sont ef­fec­ti­ve­ment rallié au PRD. Leur in­fluence au sein du parti n’est pas très forte. Les mou­ve­ments so­ciaux sont un peu dans la même si­tua­tion. Sur le plan syn­dical, plu­sieurs or­ga­ni­sa­tions dis­posent d’une im­plan­ta­tion sé­rieuse, sur­tout dans le sec­teur pu­blic. Pour au­tant, elles n’ont pas réussi à mettre en place une cen­trale ca­pable de faire face à la mons­trueuse Confé­dé­ra­tion des tra­vailleurs mexi­cains (CMT) qui est un ap­pa­reil cri­mi­na­lisé très proche du PRI.

Du côté de la gauche, un autre fac­teur in­hi­bant est l’absence po­li­tique des Za­pa­tistes, en 2006, ceux-ci avaient fait cam­pagne contre tous les partis, y com­pris le PRD, ce qui en avait choqué plu­sieurs. Pa­ral­lè­le­ment, la ten­ta­tive de coa­liser au­tour de l’EZLN les di­vers mou­ve­ments en-dehors de leur bastion dans le Chiapas avait plus ou moins échoué. De­puis, les Za­pa­tistes ont adopté un profil très bas en se re­pliant vers les zones qu’ils contrôlent dans le sud. Du côté du sous-commandant Marcos, c’est le si­lence. Compte tenu de tout cela et par rap­port à une si­tua­tion qui pour­rait de­venir très dan­ge­reuse au cas où le PRI re­ve­nait au pou­voir, la ma­jo­rité des mi­li­tants et des mi­li­tantes par­ti­cipent à la cam­pagne aux côtés du PRD.

L’ombre qui vient du nord

En 1994, les États-Unis et le Ca­nada avaient marqué un grand coup en inté­grant le Mexique au sein de l’ALÉNA. Ils l’avaient fait sa­chant que le président mexi­cain de l’époque, Carlos Sa­linas de Gor­tari (PRI) était un bandit as­socié aux narcos, mais peu im­porte, le libre-échange était tellement plus im­por­tant ! Par la suite, les im­pé­ria­listes ont for­te­ment ap­puyé le PAN dont le dis­cours néo­li­béral plai­sait. La des­cente aux en­fers dans le cadre de la guerre contre le drogue a do­miné les re­la­tions avec Washington ces der­nières an­nées, tant sous l’égide Bush que sous celui d’Obama. En­core aujourd’hui, on continue de craindre le PRD et AMLO, pas tel­le­ment parce qu’ils sont ra­di­caux, mais parce qu’ils pour­raient sortir le Mexique de l’état de dis­lo­ca­tion dans le­quel il se trouve aujourd’hui. À long terme, les États-Unis craignent que les Amé­riques au sud du Rio Grande s’organisent et dé­ve­loppent leur propre ca­pi­ta­lisme (comme au Brésil), ce qui sor­ti­rait l’hémisphère de leur zone d’influence. Leurs ap­puis aux voyoucra­ties comme le PRI ou en­core pour les oli­gar­chies mi­li­ta­ri­sées qui tentent d’organiser des coups d’état (comme cela vient de sur­venir au Paraguay) s’expliquent par ce contexte par­ti­cu­lier, et moins pour les rai­sons idéo­lo­giques qui les in­fluen­çaient à l’époque de la guerre froide et de la « lutte contre le com­mu­nisme ». De grandes confron­ta­tions se pro­filent déjà …


Voir en ligne : Nouveaux cahiers du socialisme

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