Parmi les conflits qui pourraient prendre un tournant dramatique est celui qui prévaut entre Washington et l’Iran, accusé par l’administration Bush de produire des armes de destruction massive et d’appuyer le terrorisme dans la région et dans le monde.
Une crise qui vient de loin
Après la deuxième guerre mondiale, Washington était soucieux de compléter par le sud l’encerclement de l’Union Soviétique et de construire un réseau dense d’alliances et de bases militaires en Turquie, dans les pays arabes du Proche-Orient et en Iran. Le but était aussi de consolider la mainmise américaine sur les riches ressources pétrolières de la région et d’éviter que des États aillent « voir ailleurs » dans la foulée du vaste mouvement d’émancipation du tiers-monde qui avait le vent dans les voiles à l’époque.
Aussi en 1952, les États-Unis devinrent très nerveux lorsqu’un leader nationaliste iranien très populaire, Mohammad Mosadeqq, parvint au pouvoir, contre la monarchie et le Shah Mohammad Reza Shah Pahlavi et en réclamant la nationalisation du pétrole. Quelques mois plus tard, la CIA en collaboration avec des secteurs de l’armée iranienne fomentait un violent coup d’état dans lequel plusieurs milliers d’Iraniens furent tués. Mosadeqq fut emprisonné et le Shah revint à la tête du pays.
Par la suite, le régime du Shah put régner sans partage avec l’appui indéfectible des Etats-Unis qui lui confièrent un rôle de « gendarme régional », notamment contre l’Égypte, l’Irak, le Yémen et d’autres pays « récalcitrants », tout en restant l’allié et le supporteur d’Israël. Parallèlement, l’Iran sous le Shah devint une vaste prison. La sinistre police politique, la SAVAK, sema la terreur à gauche et à droite (assassinats, tortures, détentions sans procès, etc.) non seulement en Iran même mais aussi aux quatre coins du monde où se réfugiaient des dissidents iraniens.
La défaite de Washington
Mais en janvier 1979 sous la pression de gigantesques manifestations populaires, le Shah était renversé. Tout le monde avait vu venir cette révolution populaire, dans le sillon d’un régime honni et déclinant, caractérisé par une répression impitoyable, la corruption et la dilapidation des richesses naturelles dans des projets pharaoniques et des aventures militaires aussi coûteuses que ridicules. Tout le monde, sauf Washington qui estimait que l’Iran du Shah était « l’allié le plus solide des Etats-Unis dans la région » (selon l’expression du Président Jimmy Carter à l’époque).
Mais aussitôt, Washington entreprit de nouvelles manœuvres contre le nouveau pouvoir révolutionnaire composé de nationalistes (héritiers de Mosadeqq), de la gauche et des leaders religieux dont l’ayatollah Ruhollah Musavi Khomeini. Un général américain, Robert Huyser, fut envoyé à Téhéran pour préparer un coup d’état en achetant et en cooptant des militaires et certains hommes politiques.
Mais l’opération fut un lamentable échec. Quelque temps après, des étudiants iraniens envahissaient l’ambassade américaine et prenaient en otage une cinquantaine de diplomates et de militaires. Humilié, le président Carter perdit ses élections contre Ronald Reagan en 1980. Certes, l’Iran avait vaincu le géant américain, mais en même temps tournait à droite sous la coupe de Khomeini qui sut profiter des bourdes de Washington pour s’imposer et réprimer les autres courants politiques iraniens.
Qui est responsable du bain de sang ?
Incapables de « régler le cas » de l’Iran eux-mêmes, les Etats-Unis se tournèrent alors vers d’autres forces dans la région. Parmi celles-ci, l’Irak de Saddam Hussein, qui pensait profiter » des convulsions et de l’isolement de l’Iran pour devenir le pays dominant dans la région. Le 22 septembre 1980, l’armée irakienne envahit ainsi l’Iran sous prétexte de « libérer » la province du Khuzestan peuplée majoritairement d’Iraniens arabophones. Mais rapidement, le rêve de Saddam devint un cauchemar car la résistance iranienne au début désorganisée et chaotique sut contre-attaquer.
Au tournant de 1982, l’Iran avait repris l’avantage. C’est alors que les Etats-Unis et leurs alliés entrèrent en scène pour rescaper Saddam. De 1983 à 1987, les Etats-Unis accordèrent près de deux milliards de dollars en aide « économique » à Bagdad, pour permettre à Saddam de se concentrer sur le réarmement de ses forces militaires. Des armes chimiques furent livrées et installées par des entreprises allemandes et américaines en violation de la loi internationale et massivement utilisées contre l’armée iranienne.
Selon des documents rendus publics par le Département d’État, Washington était parfaitement au courant de ces agissements de Saddam. De passage à Bagdad en 1984, Donald Rumsfeld, alors envoyé spécial du Président Reagan au Proche-Orient, rassura le président irakien. Quelques mois plus tard, Washington et Bagdad rétablissaient les relations diplomatiques rompues depuis 1967. En 1998, Washington tenta d’étouffer le scandale du massacre des Kurdes (bombardement de la ville de Halabja). Selon le spécialiste Joost Hiltermann, Washington visait deux objectifs dans cette politique : d’une part, empêcher l’Iran d’acquérir trop d’influence dans la région ; et d’autre part, affaiblir simultanément et ensemble l’Iran et l’Irak, pour ensuite pouvoir les dominer plus aisément.
La « realpolitik » des armes de destruction massives
Khomeini finit alors par comprendre qu’il n’avait aucune chance de vaincre une Irak prête à tout et bénéficiant d’une impunité à peu près totale de ladite communauté internationale. Une paix précaire fut alors signée entre les deux pays. Mais en 1990, Saddam relançait cela en envahissant le Koweït.
Téhéran déclara sa neutralité, mais tenta d’appuyer plus ou moins discrètement les insurgés irakiens chiites et kurdes qui tentèrent sans succès de renverser Saddam, le Président Bush (papa) ayant décidé qu’il était plus dangereux de laisser « aller » une révolution irakienne trop proche de l’Iran.
Entre-temps, les leaders iraniens dont le futur chef de l’État Ali Akbar Hashemi Rafsanjani affirmaient ouvertement la nécessité pour l’Iran de disposer des mêmes armes que celles qui avaient été utilisées par Saddam et qui avaient causé des centaines de milliers avec l’aide du Pakistan (autre grand allié des États-Unis). L’Iran acquit ainsi de nouvelles armes dont des missiles et des technologies pouvant servir à la fabrication d’armes chimiques et peut-être même nucléaires. « Realpolitik » oblige, Téhéran avait logiquement raison de penser que dans ce monde sans foi ni loi, ou bien on a les mêmes armes que l’adversaire, ou bien on est écrasés !
Et depuis, c’est la controverse. Bien que l’Iran en 1997 ait ratifié la Convention internationale sur les armes chimiques, les doutes persistent. De même que sur le plan nucléaire, surtout depuis les révélations de l’opposition iranienne qui a révélé l’existence d’installations secrètes à Natanz et Arak où serait produit de l’uranium enrichi. Le fait a depuis été confirmé par l’Agence internationale d’énergie atomique de l’ONU.
Un avenir menaçant
En 2001 dans la foulée des attaques du 11 septembre, l’Iran a tenté de renouer le dialogue avec les Etats-Unis. À l’époque sous l’égide des modérés élus au Parlement iranien, une réelle volonté d’apaisement fut démontrée, notamment dans l’aide apportée dans le démantèlement du pouvoir taliban en Afghanistan. Une même « compréhension mutuelle » fut à l’œuvre lors de l’opération militaire contre l’Irak en 2003.
Sans participer à l’invasion, l’Iran a aidé au renversement de Saddam et contribué à calmer le jeu auprès de ses alliés irakiens. Mais dans l’évolution subséquente des choses, le bras de fer a recommencé. Georges W. Bush a dénoncé l’Iran comme le pivot de l’« axe du mal ».
Téhéran pour la secrétaire d’État Condoleca Rice est également la base arrière des mouvements qui combattent la pax americana, notamment le Hezbollah au Liban. Des préparatifs militaires contre l’Iran sont en cours à partir de la frontière irano-afghane, selon le journaliste américain Seymour Hersch.
Entre-temps, la France et l’Allemagne tentent de négocier le démantèlement des installations nucléaires iraniennes en échange d’aide économique et énergétique. De toute évidence, l’Europe ne croit pas que l’Iran soit une véritable menace militaire, pas plus que ne l’était Saddam Hussein. Bien qu’il faut s’assurer que l’Iran n’acquiert effectivement pas d’armes nucléaires, il faut plutôt travailler avec, et non contre les Iraniens.
Ce qui se démarque de la stratégie de Bush qui veut imposer un « changement de régime » par la force. Pour les Iraniens - la même chose est valable pour les Libanais, les Palestiniens, les Irakiens et tous les autres peuples concernés - la démilitarisation de l’ensemble de la région est impérative.
Mais tant que subsisteront du côté américain et israélien des armes de destruction massive déployées contre ces pays, il serait surprenant de voir le Moyen-Orient devenir une zone de paix.