Les altermondialistes à l’assaut du Pakistan

lundi 27 février 2006, par Pierre Beaudet

Le 24 mars prochain, des mouvements sociaux du monde entier se réuniront au Pakistan, dans le cadre du Forum social mondial polycentrique. Après Bamako et Caracas, la grande famille altermondialiste s’arrête à Karachi pour faire le point. Pour le comité pakistanais qui organise le FSM, le défi est de taille. Le Pakistan est en effet au cœur d’une crise sans précédent.

Depuis sa création en 1947, le Pakistan a essentiellement vécu à l’ombre des dictatures militaires. Au point où, comme le dit une blague pakistanaise bien connue, « la plupart des pays ont une armée, mais au Pakistan, c’est l’armée qui s’est dotée d’un pays ». Depuis 1999, le général Pervez Musharraf est au pouvoir. Il bénéficie de l’appui sans faille de Washington après avoir abandonné, en septembre 2001, ses amis talibans en Afghanistan pour se ranger derrière les États-Unis. Lors d’un point de presse à Washington le 10 février dernier, la secrétaire d’État Condoleezza Rice a réaffirmé le soutien américain au général : « Non seulement il combat le terrorisme, mais c’est un homme qui veut conduire le Pakistan vers la modernité et la démocratie ».

En réalité, les militaires pakistanais fonctionnent dans une impunité presque totale. Ils sont un « État dans l’État », notamment grâce aux redoutables services de sécurité. Les médias, les syndicats, les organismes de défense des droits de la personne sont leurs cibles favorites, de même que les zones périphériques où règne souvent une sorte de no man’s land juridique. Asma Jahangir, présidente de la Commission des droits humains du Pakistan, déplore que la situation se détériore sérieusement dans la région de Dera Bugti (province du Baloutchistan) où des civils, en rébellion constante contre la discrimination et l’exclusion dont ils sont victimes, sont régulièrement tués par la police et par l’armée.

Parallèlement, le régime militaire vit confortablement avec les dispositions moyenâgeuses concernant les femmes. Celles-ci sont régulièrement victimes de crimes atroces : viols, meurtres, enlèvements, tortures, brûlures à l’acide. Entre 2001 et 2004, près de 2800 femmes ont ainsi été assassinées, alors que 15 000 d’entre elles ont subi des attaques à l’acide au cours des dix dernières années, rapporte la Fédération internationale des droits de l’homme.

Misère, pauvreté et néolibéralisme

Si le Pakistan s’enfonce dans un trou noir, c’est que la situation sociale est catastrophique. Plus de 80 % de la population vit avec moins de deux dollars par jour. À Karachi, les bidonvilles abritent la majeure partie des citadins. Selon la Banque nationale du Pakistan, la pauvreté a augmenté de 15 % depuis trois ans, alors que durant la même période, le gouvernement épargnait pour payer la dette extérieure. Selon le Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde, le Pakistan a remboursé en 2003 2,5 milliards de dollars à ses riches créanciers.

Entre-temps, le gouvernement entend accélérer les privatisations que lui a « recommandées » la Banque mondiale, dont plus de 130 entreprises du secteur public. Les 62 000 travailleurs de l’une d’entre elles, la très rentable Pakistan Telecommunications Company, sont inquiets devant cette menace imminente de réduction d’emplois. Malgré les importantes mobilisations en cours pour empêcher cette mise à pied, les syndicats n’ont pas réussi à bloquer le processus.

Pourrissement de l’État et islamisme

En fonction des coupures imposées au secteur public pour satisfaire le FMI, le gouvernement pakistanais a énormément réduit les subsides consacrés à l’éducation publique. Les écoles sont dans un état lamentable, ce qui explique qu’un grand nombre d’enfants s’orientent vers les écoles islamiques (madrassas). Selon les estimations, celles-ci reçoivent environ un million de jeunes dans leurs classes.

Sur la scène politique, les partis islamistes, dont l’important Jamaat-i-Islami, connaissent également une croissance fulgurante. L’appui qui, jusqu’en 2001, leur a été accordé par les militaires - qui les utilisaient pour marginaliser le Pakistani People’s Party, fortement antidictatorial - n’est pas étranger à cette situation. Récemment, le Muttahida Majlis-i-Amal (Organisation unie pour l’action, une coalition formée par les jihadistes) a remporté d’importants gains électoraux, raflant le pouvoir dans deux provinces. La coalition a également établi sa suprématie dans plusieurs autres régions, y compris Karachi, où le maire est issu du Jamaat- i-Islami. Pour plusieurs, le succès des islamistes a plus à voir avec le rejet du régime militaire et des partis traditionnels. « C’est un vote par défaut », explique Farooq Tariq, qui dirige le Pakistan Labour Party.

Par ailleurs, les islamistes ne se contentent pas d’investir l’espace politique institutionnel. Ils continuent de pourchasser les groupes laïcs, notamment dans les universités, où le mouvement étudiant islamiste Islami Jamiat-e-Talaba agresse physiquement les étudiants et les étudiantes qui ne se conforment pas à leur code. Sous l’œil complaisant de l’armée et avec l’appui militaire des États-Unis, les djihadistes pakistanais se sont aussi lancés à l’assaut de l’Afghanistan et du Cachemire.

Résistances

À l’opposé de son voisin indien, le mouvement populaire au Pakistan n’a pas le même ancrage : les clivages régionaux et confessionnels s’avèrent d’importants facteurs de division, qui s’ajoutent à l’état d’exception que les militaires ont imposé depuis 58 ans à des degrés divers. Ce qui n’empêche pas la situation d’évoluer. Un mouvement enraciné dans les communautés côtières au sud du pays, le Pakistan Fisherfolk Forum (PFF) réussit à mobiliser des dizaines de milliers de pêcheurs et de paysans pour combattre les politiques du gouvernement. En plus de mettre en péril la pérennité des ressources aquatiques et subaquatiques, celles-ci favorisent les gros entrepreneurs et les entreprises multinationales qui exploitent les riches eaux poissonneuses de l’océan Indien, au détriment des petits pêcheurs, régulièrement harcelés par les forces militaires - qui sont, elles aussi, financièrement impliquées dans cette lucrative industrie.

L’un des dirigeants du PFF, Mohamed Ali Shah, est aujourd’hui une personnalité bien connue dans le pays, surtout depuis sa détention l’été dernier à la suite de puissantes manifestations organisées par le mouvement dans la province du Sind. Il est aujourd’hui l’un des coorganisateurs du Forum social mondial polycentrique de Karachi et espère que le dialogue entre les mouvements du Pakistan et du monde entier sera une expérience stimulante. Mohamed Ali Shah entend notamment soulever la terrible dépréciation de l’environnement au Pakistan dans la province du Sind, où l’assèchement du grand fleuve Indus, qui résulte de sa surutilisation en amont par les grandes agro-industries, menace la survie de 2,7 millions de personnes.


À consulter : www.wsf2006karachi.org

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