En mai 2011, le mouvement féministe québécois s’est embarqué dans un processus de réflexion de deux ans pour analyser et réélaborer son action dans l’espace politique actuel. Ateliers thématiques, soirées publiques, tournée des régions, tables de travail, le menu de ces États généraux est bien rempli. Au fur et à mesure de mon engagement dans ce processus, je me rends compte à quel point, même au sein de la gauche, ces exercices de démocraties ne sont plus fréquents. En plus d’être des moments où nous mettons nos idées, c’est aussi des occasions de vérifier la force de nos convictions.
Dernièrement, lors d’une conférence sur les suites à donner au « Printemps érable » et aux dernières élections provinciales, la politologue Diane Lamoureux a défini la démocratie comme étant le fait de « décider ensemble ce qui concerne notre vie collective ». Les gens se politisent lorsqu’ils comprennent qu’« autre chose » est possible, nous a-t-elle dit. Selon Lamoureux, il est très sain que nous soyons toujours à la fois dans les institutions et dans la rue, parce que les institutions ne peuvent pas monopoliser le politique. Qui plus est, nous devons nous responsabiliser des positions que nous défendons et ainsi, nous pourrons travailler plus ce qui perturbe cette égalité que les institutions nous laissent présumer. Pour Lamoureux, la démocratie s’accommode très mal des structures de notre quotidien, que ce soit l’université, le gouvernement, la famille, les organisations, parce qu’elles comportent des hiérarchies et sont, à divers niveaux, autoritaires. C’est parce que nous vivons quotidiennement dans l’autorité que la démocratie est un objectif subversif.
En écoutant sa présentation, j’ai été particulièrement frappée par les nombreux parallèles que je pouvais faire entre sa réflexion sur la politique québécoise et la mobilisation populaire, et ce que j’ai pu vivre jusqu’ici durant ces États généraux de l’action et de l’analyse féministe (ÉGFQ). En effet, si ces ÉGFQ s’imposaient à ce moment-ci de l’histoire de féminisme au Québec c’est non seulement parce que nous ressentions toutes le besoin de décider ensemble des prochaines orientations collectives, mais aussi de redéfinir qui fait partie de cet « ensemble » et notre façon de concevoir ce qui est « collectif ». Autrement dit, de la même façon qu’on ne pouvait pas parler de « démocratie » au Québec lorsque les femmes n’avaient pas le droit de vote, la démocratie à l’intérieur du mouvement sera proportionnelle à la place qu’on reconnaîtra aux féministes en son sein, qu’elles portent le foulard ou qu’elles ne soient pas « nées femmes ». La reconnaissance et la capacité d’agir étant pour moi des conditions de base pour la démocratie, la place des femmes et des féministes qui vivent à l’intersection de plusieurs réalités est en train d’être redéfinie et élargie dans le mouvement. À différents niveaux par exemple, des féministes queer et des femmes handicapées posent de nouvelles questions au mouvement et mettent sur la table des enjeux qui contribueront à nous réorienter collectivement. À chaque étape des ÉGFQ, par le travail de fond qui se fait, le mouvement est interpellé par l’urgence de penser son action non pas en présumant d’une égalité entre toutes les femmes, mais en tenant compte des rapports de pouvoir entre nous qui émanent d’autres formes historiques d’oppression, telles que le colonialisme, le racisme, le capacitisme, pour ne nommer que celles-là. Si malgré les tensions qui traversent le mouvement tant de féministes, de tout courant confondu, s’engagent dans la démarche des ÉGFQ, c’est bien parce que nous toutes sommes conscientes qu’autre chose est possible. Nous ferons collectivement lorsque nous aurons toutes notre place.
Lorsque Lamoureux parle de l’importance de perturber les structures et d’être subversivement démocratique, je prends note de ce conseil pour la suite des choses aux ÉGFQ. Ces propos prennent une teneur particulière lorsqu’on les applique au mouvement féministe parce que, comme plusieurs le savent, celui-ci est composé autant de groupes organisés que d’individues dont l’action féministe passe par d’autres voies. Je pense par exemple à toutes celles qui militent contre la brutalité policière ou pour la justice pour les personnes incarcérées. Bousculer nos conceptions de ce qu’est un enjeu féministe est, d’une certaine façon, un acte démocratique subversif. Il ne s’agit plus, par exemple, de ne parler que de la violence faite aux femmes, mais plutôt des violences que vivent les femmes. La surveillance et la punition étatiques étant des formes de violences normalisées que vivent particulièrement plusieurs communautés. En reposant les questions dans de nouveaux termes, il est possible d’amener les réflexions à un tout autre niveau. L’exercice démocratique que proposent ces ÉGFQ nous permet donc de voir le leadership que peut accorder le mouvement aux militantes qui organisent leurs actions à l’extérieur des structures habituelles et sur des enjeux que celles-ci tardent à prioriser dans leur agenda. En élargissant notre conception de ce qui constitue un enjeu proprement féministe, ces militantes interpellent le mouvement à retrouver l’audace qui a marqué l’imaginaire de toute une génération, et à reprendre les devants d’un réel projet de transformation sociale.