Les Africains éberlués par les suicides des Canadiens

vendredi 1er octobre 2004, par Louis LESSARD

Le suicide qui fait des ravages au Québec étonne les Africains et les Haïtiens de Montréal. Jamais seuls et vivant toujours d’espoir, ils semblent immunisés.

Bouche bée, Mike Malembe observe des ouvriers installer une palissade anti-suicide sur un parapet du gigantesque pont Jacques-Cartier, qui enjambe le fleuve Saint-Laurent à la hauteur de Montréal, et d’où près de 1000 personnes désespérées tentent de se suicider chaque année. Le jeune travailleur d’origine congolaise ne comprend pas. « Pour les Africains, une telle barrière est un non-sens, dit-il, en tendant le bras, comme s’il prenait à témoin le ciel immense. Chez nous, la voie du suicide est impensable, malgré toutes nos difficultés. J’ai peine à comprendre ce qui peut traverser l’esprit de ceux qui mettent ainsi fin à leurs jours. »

Il n’est pas le seul. Parents et amis des 1 321 personnes qui se sont enlevé volontairement la vie en 2002 au Québec, dont 171 avaient moins de 25 ans, aimeraient bien comprendre, eux aussi. Comme les proches des 63 000 personnes qui tentent chaque année de se suicider... Ces « pourquoi » déchirants, les quelque 150 000 Québécois d’origine africaine ou antillaise en sont étrangement exonérés, même si beaucoup tirent le diable par la queue. « Les jeunes Québécois d’origine africaine que je côtoie au quotidien, tout comme leurs parents, n’ont pas le suicide comme sujet de préoccupation », confirme Peter Flegel, directeur de Jeunesse noire en action, un organisme créé pour aider les jeunes Noirs à prendre leur place dans la société montréalaise.

La famille est là

Ce ne sont pourtant pas les problèmes qui manquent : taux de chômage ou d’assistanat très élevé, solitude de l’exil, racisme sournois, criminalité, etc. « Si on ne se suicide pas, c’est grâce à la famille, c’est évident », affirme, sourire malicieux aux lèvres, Jean-Marie Mousenga, du Réseau de communication pour la prévention des actes criminels, à Montréal. Ses deux fillettes solidement campées sur ses genoux, le Congolais n’en finit plus de glorifier la famille africaine, « une structure sociale immuable, selon lui, d’où émerge et converge tout changement. Au Québec, estime-t-il, les jeunes en nécessité n’osent pas dialoguer avec leurs parents alors qu’en Afrique, la famille est à la fois le premier et le dernier des recours en cas de crise. »

« Et quelle famille ! » s’esclaffe Papa Diop, avant d’avaler d’un trait un grand verre de limonade dans ce café du boulevard Saint-Laurent où il a donné rendez-vous au journal Alternatives. « Les amis, les tantes, les oncles, les voisins, en veux-tu ? En v’là ! », lance avec son plus bel accent québécois l’ex-citoyen de Thiès, au Sénégal, qui vit depuis plus de trente ans au pays des hivers sans fin. « En Afrique, la famille dépasse largement le cadre nucléaire et l’assistance en cas de coup dur prend de multiples formes, assure le directeur d’Omega Ressources Humaines, un organisme sans but lucratif. Dans les faits, les Africains ne connaissent pas le suicide, dit-il. Je n’habite plus le pays à l’année mais je n’ai entendu parler que d’un suicide au Sénégal et quelle histoire ça avait provoqué ! Les gens avaient honte de ce qui s’était passé, le déshonneur était palpable pour la famille et la communauté tout entière. »

« Les problèmes de la vie sont là pour nous rendre plus forts », philosophe Peter Flegel. Pour lui, la religion est l’élément déterminant qui expliquerait que les familles africaines ne connaissent pas le suicide. « Il y a au Québec un vide spirituel, contrairement à l’Afrique où la religion prend tout son sens au quotidien. » En décourageant le suicide, les religions réconforteraient les individus en mal de vivre. « Ceux qui sont religieux et qui s’adonnent à la prière ont l’impression de ne jamais être laissés à eux-mêmes, ajoute Peter Flegel. Dans des situations difficiles, on se décourage moins parce qu’on se sent épaulé. On n’est jamais vraiment seul. »

« Jamais seul »

Le fait d’être issu d’une société axée sur la consommation, le changement perpétuel et la performance individuelle constituerait un facteur de risque. « Traditionnellement, le jeune garçon occidental trouve sa principale raison d’être sur le plan social dans son travail, son métier et sa profession, explique Jean-François Saucier, psychiatre et professeur à la faculté de médecine de l’Université de Montréal. La pression est forte ! » En outre, les jeunes Africains bénéficient d’un réseau de relations qui les protége des ravages de la solitude. « Quand on avait fini l’école, on n’était jamais seul, se rappelle Papa Diop. On jouait au soccer, au foot ou encore aux cartes. »

Même chose en Haïti. « Moi non plus, je n’étais jamais seul, dit Perrard Joseph, responsable du Comité québécois pour la défense des droits des travailleurs haïtiens en République dominicaine et père de deux adorables enfants. Lorsque j’étais jeune, ma famille et mes amis étaient nombreux et présents, nous étudions ensemble, jouions ensemble, nous vivions presque chaque instant en groupe. » Encore aujourd’hui, le suicide est rare dans l’île tant l’espoir y est indéracinable. Car peu importe la situation du moment, les Haïtiens toutes classes confondues ont l’impression que demain sera forcément meilleur.

Traversant chaque matin le pont Jacques-Cartier en voiture, Mike Malembe ne peut s’empêcher de soupirer en observant la nouvelle barrière anti-suicide, qui doit être terminée fin septembre. « Je réalise alors que je suis vraiment dans une culture différente », dit-il en secouant la tête. Et comment ! À la fin de sa journée, il y aura au Québec quatre personnes qui se seront enlevé la vie et quatre-vingts qui auront tenté de le faire.


Stagiaire du programme Médias alternatifs d’Alternatives

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