Le sida, ce n’est pas simple

jeudi 26 mai 2005, par Hein MARAIS

Le sida a tué plus ou moins 3 millions de personnes l’an dernier. La plupart des victimes sont pauvres et la majorité d’entre elles vivent en Afrique. À l’heure actuelle, entre 34 et 42 millions de personnes vivent avec le VIH à travers le monde. Un sentiment d’urgence est né et beaucoup de recherches ont été réalisées au cours des dernières années, pour déterminer, entre autres, les impacts et les facteurs aggravants de l’épidémie. Mais saute-t-on trop vite à certaines conclusions ?

Au cours des cinq dernières années, des efforts inlassables de lutte contre le sida ont été engagés. Un cadre de travail plus ou moins normalisé pour comprendre l’épidémie et ses effets a été constitué et un lexique permettant d’exprimer les connaissances a été établi. Tout ceci a contribué à placer et à garder le sida sous les projecteurs. Ce qui a permis de populariser la connaissance sur l’épidémie, à contrer le sentiment de paralysie ou de déni qui existait auparavant, à rassembler des milliards de dollars de financement et à faire entrer dans la lutte des douzaines de pays qui tiraient de l’arrière.

Ces réalisations cependant s’accompagnent de tendances troublantes. Une liste de « vérités » est apparue, véhiculant un sentiment trompeur de certitudes à l’égard de la maladie pouvant orienter les réactions institutionnelles dans des directions trompeuses et des pratiques inefficaces. Il arrive que les résultats des recherches soient interprétés de façon insouciante ou alors que des arguments contraires soient ignorés. Il arrive aussi qu’un raisonnement intuitif est privilégié en l’absence de preuves empiriques. Enfin, l’action revendicatrice porte l’empreinte du poids financier des principaux donateurs et des organismes multilatéraux.

Le sida en temps de conflits

C’est ainsi qu’à la fin des années 1990, il fut largement accepté que les conflits politiques augmentaient la probabilité de dissémination du VIH. Parce que les gens sont délogés, que l’organisation sociale est perturbée, que plusieurs services essentiels ne sont plus accessibles, et que les femmes, en particulier, sont vulnérables à la violence sexuelle et qu’elles peuvent être forcées d’adopter des stratégies de survie risquées.

Or, les données relatives au conflit des Balkans n’ont laissé voir aucun signe d’une épidémie en expansion significative. Il en va de même en Afrique : ni l’Angola, le Sierra Leone, le Soudan ou la région des Grands Lacs n’ont présenté la preuve que les conflits déclenchaient des incidences croissantes de VIH. Au contraire, dans le Nord-Ouest du Kenya, les taux d’infection au VIH dans certains camps de réfugiés se sont avérés, en 2002, de beaucoup inférieurs à ceux prévalant dans les régions avoisinantes. De plus, il semble que les conflits chroniques, comme celui de l’Angola, aient même freiné la dissémination du VIH en limitant la mobilité (les infrastructures de transport ont été lourdement endommagées, les réseaux d’échanges tronqués, etc.). Ainsi, peut-être est-ce l’inverse d’une propagation du virus qui se produit, et que cette menace est plus grande en temps de paix, lorsque la normalité reprend son cours après un conflit.

En réalité, grâce aux résultats massifs fournis par la littérature sur les effets du sida au cours des cinq dernières années, la complexité des comportements des gens et les multiples facettes des systèmes de lutte contre l’épidémie deviennent de plus en plus évidentes.

La généralisation du spécifique

Les savoirs qui sont popularisés sur les effets du sida sont, dans certains cas, aussi mal interprétés que retentissants. Un exemple : la tentation - compréhensible - de généraliser des « vérités » à partir de résultats de recherches spécifiques et localisées. Ainsi peut-on observer une tendance à isoler et à « surprivilégier » le sida comme étant le grand responsable d’une situation dramatique, comme ce fut le cas lors de la crise alimentaire qui a sévi dans le Sud de l’Afrique en 2002-2003.
Les effets du sida dans les ménages ruraux, en particulier ceux qui sont engagés dans la production agricole, ont apparemment été pernicieux. En effet, lorsque des cultures doivent être plantées puis récoltées à un moment précis de l’année, la perte de travailleurs à ces moments stratégiques de l’année peut saborder la production. C’est ainsi qu’en raison de quelques données non scientifiques, un lien causal et « définitif » a été établi entre l’épidémie du sida et les pénuries de vivres menant à la crise alimentaire.

Ce raisonnement a été principalement appliqué à la présence réduite de main-d’œuvre (en raison de maladies et de décès parmi les adultes actifs). Mais ces données figurent parmi d’autres variables touchant la sécurité alimentaire - y compris les systèmes de mise en marché, les magasins de réserves alimentaires, les modèles de précipitation des pluies, la qualité des sols, l’accessibilité des semences, des fertilisants et des pesticides, la sécurité de la tenure, les prix des aliments, les niveaux de revenus, l’accès au financement et les modalités liées à celui-ci, etc. Il est donc difficile, voire impossible, de démêler les effets du sida sur les communautés rurales et la sécurité alimentaire des facteurs économiques, climatiques, environnementaux et de gouvernance.

L’effet, apparent, de l’épidémie sur la production alimentaire survient de concert avec une série d’autres facteurs, y compris ceux déterminés par les modèles aberrants de température, un discours soutenu sur la libéralisation débridée des marchés, une gouvernance freinée et des décisions stratégiques lamentables. Considérer le sida comme étant le facteur le plus déterminant peut donc être trompeur et provoquer des réactions stratégiques aussi inefficaces qu’imprévisibles . Lorsqu’il est question des conséquences dévastatrices de l’épidémie, les réactions stratégiques risquent plus de faire une différence réelle si le sida prend sa place aux côtés des autres causes réelles que sont souvent les politiques agricoles, commerciales et macroéconomiques, la méthode de tenure et le système d’héritage, et la capacité de l’État de fournir et de maintenir des services de soutien essentiels dans les régions rurales.

Le point zéro

Le point zéro de cette épidémie se situe à l’endroit où la vie de la communauté et des ménages est érigée. Et il n’y a aucun doute que le résultat positif de luttes contre le sida dépendra finalement de la façon dont les communautés et les ménages seront en mesure d’y réagir. Ce fait est largement reconnu, de là l’insistance sur ce qu’on appelle les filets de sécurité communautaires, les stratégies de « réponse » des ménages contenues dans les écrits, et les grandes lignes des politiques sur les effets du sida.

À moins que ces mécanismes soient appuyés par d’autre modes d’intervention au plan structurel de l’organisation sociale, nous risquons de faire porter tout le fardeau du sida aux ménages et communautés les plus démunis. Or de telles formes de soutien structurel ont été systématiquement démantelées, ou négligées, dans plusieurs des pays les plus touchés par le sida. Ce démantèlement s’est notamment produit dans le cadre d’ajustements structurels demandés par les institutions financières internationales. Certaines d’entre elles sont maintenant des amatrices enthousiastes de la résilience communautaire. En fait, après des années de directives pratiquant une politique sociale de la terre brûlée, ces institutions donnent maintenant à « la communauté » un rôle quasi rédempteur. Ceci pendant que la majeure partie de l’organisation sociale est soumise au règne du marché, et que l’État n’a plus la capacité de remplir ses devoirs sociétaux.

Enfin, une partie du problème réside dans l’échec à réconcilier les aspects schizoïdes du sida, les solutions à apporter à court terme à la crise et les solutions à long terme. La lutte contre le sida a assimilé très peu de connaissances essentielles développées par la théorie et la pratique au cours du dernier quart de siècle, notamment dans des domaines pertinents comme la sociologie, la géopolitique et l’économie. Il y a très peu de démonstrations authentiques, multidisciplinaires et rigoureuses dans le discours sur le sida. Dans cette course contre la montre, les programmes et les stratégies doivent maintenant être soigneusement orchestrés pour éviter de compliquer davantage ce qui est déjà un casse-tête.

Tout ceci est bien malheureux et, en dernier essor, improductif. La lutte contre le sida ne consiste pas seulement à échanger des fragments de connaissances, essentiels par ailleurs. Elle doit s’efforcer de préciser ses pratiques et ses politiques.


L’auteur est journaliste sud-africain, et chercheur pour le compte de l’ONUSIDA.

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