
BELGRADE - Je suis ici au cœur de tous les bouleversements, des empires écroulés et des nationalismes qui, même s’ils sont vieux comme des dinosaures, perdurent, persistent et signent.
Ici, nous sommes au cœur de toutes les perversités nationalistes. Les 500 dernières années n’ont été faites que de cela. On pourrait croire que les nationalismes diffèrent les uns des autres, que le nationalisme serbe se distingue du croate, du bosniaque ou du slovène. Ce n’est pas le cas. Tous les nationalismes, même s’ils diffèrent en intensité, procèdent des mêmes mécanismes pour traverser l’Histoire en se reproduisant selon les temps et les opportunismes de la classe politique. Ce sont essentiellement la réinvention du passé, la distorsion du présent, la demonisation de l’adversaire ou l’invention d’un ennemi.
On me dira que de ce chaos, de ce fracassement des hégémonies impériales, sont nés des pays : la Croatie, la Serbie, la Bosnie, la Slovénie et peut-être bientôt un miséreux Kosovo et un maigrichon Monténégro. Certains voient comme un progrès cette multiplication au nom de l’identité des États-Nation. Je n’en suis pas certain. Les nouveaux riches des mafias qui prolifèrent dans ces faibles États et qui possèdent presque toutes les ruines et les dépouilles de l’ancienne Yougoslavie s’en réjouissent, de même que les multinationales et les grandes puissances qui voient en ces États des pions faciles à manœuvrer.
La Yougoslavie a une histoire curieuse, ne serait-ce que parce qu’elle a été inventée autour du rêve d’une langue propre aux peuples slaves du Sud. C’est en quelque sorte un pays inventé par les linguistes.
Mais voici que dans la foulée de la naissance de ces nouveaux pays, on s’est mis à dire que le croate, le serbe et le bosniaque étaient des langues différentes. Je parlais plus haut de « distorsion » du présent. Et pour prouver que les langues diffèrent profondément, on introduit dans le serbo-croate littéraire, quelques régionalismes qui existent dans la langue parlée. Le mot « pain » n’est pas le même à Belgrade ou à Zagreb, un peu comme le pain chez nous et la baguette en France. Le café dorénavant est turc à Sarajevo et grec en Serbie, même si tous les cafés de cette partie de la Méditerrannée sont identiques et fabriqués de la même façon.
Résultat des courses, cette absurdité, de même que les rivalités soigneusement entretenues, font le bonheur des traducteurs de littérature étrangère. Dans quelques semaines paraîtra en Croatie une deuxième traduction de mon roman en serbo-croate, après celle de la Serbie. Bientôt, peut-être, une troisième traduction pour la Bosnie. Le même livre, la même langue, trois éditeurs qui ne se connaissent pas, trois couvertures différentes et trois campagnes de promotion. Est-ce là le progrès ? C’est un peu comme si le même livre était traduit en montréalais, en gaspésien et en abitibien. Les seuls gagnants de ces aberrations identitaires, ce sont les auteurs et les éditeurs étrangers.